Pages

samedi 30 avril 2016

Maîtres et disciples




    La récente affaire Benedetta Tripodi  conduit, entre autres, à réfléchir à nouveau à la question suivante : les maîtres sont-ils responsables des errements de leurs disciples ? Imaginons un instant  que Benedetta Tripodi n’ait pas été le prête-nom de deux plaisantins désireux de montrer que la prose badiouesque produit, directement chez son auteur et indirectement chez ses imitateurs, des non-sens qui signalent qu’il y a quelque chose de pourri dans le royaume des lettres. Imaginons que Benedetta Tripodi ait été une vraie disciple de Badiou, qui par enthousiasme et ferveur imitatrice, commet, par naïveté, un article où elle croit servir la gloire de son maître, mais qui en fait le dessert, tant il est (l’article) aberrant. Tel l’ours de la fable, croyant bien faire, elle provoque à son insu une crise dans les études badivines. Pire : son maître la renie, et proclame que la revue Badiou Studies, pourtant consacrée à sa personne et à son œuvre, n’est qu’une feuille sans intérêt, qu’il ne lit pas, et que sa présence au comité de celle-ci est purement décorative. Il ne la traite pas de « ratée » et de « sous-fifre de la philosophie académique », mais il la renie.

    Le maître n’est-il pas responsable, par ses écrits et sa posture magistrale, des écrits de ses disciples ? N’est-il pas responsable aussi bien des bonnes imitations que des mauvaises ? Des bonnes interprétations de sa doctrine comme de celles qui s’égarent ? Alain Badiou, en préfaçant laudativement les œuvres de ses disciples (comme Quentin Meillassoux), mais en se démarquant dédaigneusement d’une revue à lui consacrée, semble faire deux poids deux mesures. La question de la responsabilité des maîtres fut posée par Paul Bourget dans son fameux roman Le disciple (1889),  qui met en scène un jeune homme exalté par les doctrines matérialistes de son professeur Adrien Sixte – double à peine déguisé de Taine -  et qui pratique une expérience de psychologie sur la naissance de la passion sur une jeune fille, ce qui la conduit au suicide et à l’accusation de meurtre du disciple. Sixte finit par réaliser sa culpabilité dans l’instillation de doctrines naturalistes subversives, fond en larmes à la fin du roman, donnant évidemment raison à tous ceux qui voyaient dans le déterminisme tainien la ruine de la morale et des valeurs sociales. Comme le dit Pierre Macherey, dans un commentaire éclairant : 

   « Si le roman de Bourget, dont les faiblesses nous paraissent évidentes, a tant frappé les esprits, c’est parce qu’il développait, en relatant une sorte de fait-divers, cette thèse radicale : les maîtres, entendons les maîtres à penser, portent l’entière responsabilité des erreurs de leurs disciples, y compris éventuellement les erreurs d’interprétation que ceux-ci commettent à propos du contenu de leurs doctrines » [1]

      La querelle du disciple fut lancée, outre par une lettre peinée de Taine se défendant d’avoir, par son déterminisme psychologique, ruiné la morale, voir ed. Livre de poche p. 361 sq. ),  et par Brunetière, qui l’accusera précisément de cela [2]. Anatole France répondit à Bourget et à Brunetière, prenant le parti de Taine : «  Il ne saurait y avoir pour la pensée de pire domination que celle des mœurs » (« La morale et science, in La vie littéraire, t. 3, p.67). Durkheim, dans un texte sur Taine  statua : » Le héros du Disciple, qui a ouvert la campagne il y a environ neuf ans, n'est pas seulement un triste caractère, c'est un médiocre esprit, un mauvais élève qui n'a pas compris son maître » (« L’empirisme rationaliste de Taine », La revue Blanche 1997, in Textes 1, ed de Minuit). 

     N’en est-il pas de même de Benedetta Tripodi ? Elle n’a rien compris à la profondeur de la pensée de Badiou.  Que l’on compare ses élucubrations délirantes sur l’être féminin et le non-être queer avec ce que dit Badiou lui-même du même sujet, on ne pourra qu’être frappé du contraste entre la prose limpide du penseur français et la confusion noire de notre théoricienne badivine en herbe. Qu’on en juge, par exemple, par une préface donnée par Alain Badiou en 1999 à Qu’est-ce qu’une femme, Traité d’ontologie (l’Harmattan 1999) de Danielle Moatti-Gornet  : 

« Ce qui enfin tient lieu d'idéalisme allemand est la philosophie française contemporaine, en particulier ma propre entreprise. Danièle Moatti-Gornet en retient quelques options fondamentales:
- Que s'agissant de quelque étant que ce soit c'est de son être qu'il doit être question.
- L'opposition de l'entrée axiomatique et de l'entrée définitionnelle.
- Que tout ce qui touche à la vérité doit se voir assigner comme concept une numéricité. S'agissant de "femme" cette numéricité est 1, - 00, 00, dont toute la thèse consiste à décliner la variation et à
vérifier la pertinence ontologique.
   L'ordre du livre est tout à fait frappant. Il part du mythe, passe aux mathématiques et revient à la situation concrète. La longue analyse des mythes est tout à fait remarquable. On notera qu'elle propose un enjambement judéo-grec (Hava et Rébecca d'un côté, les Labdacides de l'autre), enjambement certainement essentiel pour la pensée de Danièle Moatti-Gornet. L'interprétation de la Genèse est particulièrement forte. Hava permet d'établir le point clef que la femme n'est pas seconde mais qu'elle est bien plutôt l'être du Deux. Dans la partie mathématique on note que l'énoncé lacanien "La femme n'existe pas." relève de la théorie des Catégories, à laquelle Danièle Moatti-Gomet oppose une ferme conception ensembliste. On y trouve aussi une clarification nécessaire du lien entre le féminin et l'infini. » 

   Voilà en effet qui est autrement plus clair que la prose pénible de Tripodi. 

    La conclusion s’impose, contre Bourget et Brunetière : un auteur d’idées n’est jamais responsable de ce que font de ses écrits ses disciples quand ils interprètent mal. Cela vaut pour Marx lu par Lénine, pour ce dernier lu par Mao, et ce dernier lu par Pol Pot. Nietzsche n’est pas responsable de ses lecteurs antisémites et nazis, Freud n'est pas responsable des psychanalystes charlatans, Heidegger n’est pas responsable des heideggeriens français. Badiou de même n’est pas responsable de Benedetta Tripodi. 


      Macherey commente fort bien : "En  donnant à leur maître une représentation dérisoire, et insupportable d’eux-mêmes, les disciples s’élèvent au rang de maîtres des maîtres, en les forçant à comprendre ce qu’ils voudraient bien continuer à ignorer : leur faillibilité d’infaillibles qui se trompent parce qu’ils ont raison."

                                                   Benedetta Tripodi, Gettierisée en gare
 


[1] Pierre Macherey « Peut-on encore aujourd’hui lire le disciple de Paul Bourget ? » in : Le Trimestre psychanalytique, publication de l’Association freudienne internationale, Paris, 1993, n°2, p. 63-70  http://stl.recherche.univ-lille3.fr/sitespersonnels/macherey/machereybiblio54.html 
De manière surprenante, Antoine Compagnon, dans son introduction à son édition du Disciple ( Livre de poche 2010, p. 27) fait un contresens sur ce que dit Macherey, qui paraphrase ici la position de Bourget . Compagnon a l’air de dire que c’est la position de Macherey lui-même.
[2]  Brunetière relayait en cela Monseigneur Dupanloup , évêque d'Orléans qui fit, peut-être autant que Jean d'Arc, la gloire de la ville et qui avait publié  en 1863 un Avertissement à la jeunesse et aux pères de familles sur les attaques dirigées contre la religion par certains écrivains de nos jours, dirigé contre Taine, Renan et Littré, et qui valut au premier le refus d'une nomination à l'Ecole polytechnique. Quelle satisfaction de voir qu'à l'époque on écoutait encore l'Eglise! 

lundi 4 avril 2016

LE CAPITAINE BADIOU ET LES GARNEMENTS



— Drauf so sprach Herr Lehrer Lämpel:
»Dies ist wieder ein Exempel!« —

     Tout le monde connaît Max et Moritz, les deux garnements de Wilhelm Busch, qui font des farces (et s’en trouvent à chaque fois punis d’une bonne fessée). Leurs aventures furent publiées dans les années 1860. L’une d’elles met en scène un Schulmeister prétentieux, Lehrer Lämpel. Le contexte scolaire a bien changé depuis cette époque où les maîtres avaient des férules, mais a-t-il au fond tellement changé ? Si les châtiments corporels sont interdits sous nos contrées (même si dans certains pays on aime à fouetter ceux qui pensent mal), n’y a-t-il pas encore des maîtres à badines symboliques dont les gamins ont bien raison de se moquer? 
Daß dies mit Verstand geschah,
War Herr Lehrer Lämpel da. —

  Rudolph Dirks, l’un des premiers créateurs de BD aux USA, s’inspira de Busch pour créer Les Katzenjammer Kids, en 1897. Ces derniers, nommés Hans et Fritz, vivent dans une famille allemande émigrée sur une île improbable, Bongo, gouvernée par un roi fainéant. La famille comprend leur tante et un capitaine, agissant comme un père de substitution et parlant un anglais émaillé de germanismes, ainsi qu’un homme à longue barbe blanche, ami du capitaine, nommé l’Astronome - et une institutrice, Miss Twiddle, transposition de Herr Lämpel. Il y a aussi un hypocrite blondin nommé Adolphe, sorte d’antithèse de Hans et Fritz, chouchou  de l’institutrice, et une petite peste nommée Léna. Les kids passent leur temps à faire des farces au Capitaine, notamment pendant que ce dernier fait sa sieste. La série fut traduite en français, où la tante se nomme Pim et les deux garnements Pam et Poum, Miss Twiddle devient Miss Ross.


 
— Menschen necken, Tiere quälen,
Äpfel, Birnen, Zwetschgen stehlen —
Das ist freilich angenehmer
Und dazu auch viel bequemer,
Als in Kirche oder Schule

   Ces aventures firent les délices de mon enfance[1]. J’adorais voir le Capitaine et l’Astronome subir les farces inventives de Pam et Poum, et je m’essayais moi-même à les imiter  avec mes camarades de jeu (ainsi voyant un jour un vieil homme faire sa sieste sur un lit au soleil du Midi, j’eus l’idée d’aller lui chatouiller les narines avec des graminées ; pire, j’allai avec un de mes complices pisser sur les passants du haut de la fenêtre du premier étage). A la différence de Pam et Poum, je n’ai jamais reçu de fessée, sauf une fois où j’avais presque mis le feu à une pinède (ma grand mère, une solide protestante camisarde, ressemblait à Tante Pim).

   C’est pourquoi, quand j’ai appris que des garnements avaient fait une niche au Capitaine Badiou, je me suis réjoui que l’héritage de Pim Pam Poum soit toujours bien vivant.[2] 
 
   Nos modernes Max et Moritz, Hans et Fritz, ou Pam et Poum, qui sont les philosophes des sciences Anouk Barberousse et Philippe Huneman, auteurs, et le sociologue Arnaud Saint-Martin, co-éditeur, viennent d’annoncer (1er avril 2016), dans le Carnet Zilsel [un carnet (et bientôt une revue) qui s’illustre notamment par l’analyse des impostures intellectuelles, de la fausse science, des pseudo-intellectuels et, d’une manière générale, de tout ce qui relève des scories de l’intellect], qu’ils venaient de publier, sous le pseudonyme de Benedetta Tripodi, dans la revue en ligne BadiouStudies


Ils en ont donné, sur le même site et dans une video, des commentaires éclairants. cf aussi

     Comme dans le cas d’Alan Sokal et de son fameux hoax dans Social Text, qui déclencha l’affaire du même nom, l’auteur, comme dans le cas du canular dit Tremblay ou Maffesoli, où un texte idiot sur l’Autolib parut dans la revue Sociétés, Benedetta Tripodi maîtrise le vocabulaire badivin (sit venia verbo) à la perfection, qui plus est dans ses versions anglophones. Si son article a été accepté par les lecteurs anonymes (qui garantissent l’objectivité de la publication : il ne s’agit évidemment pas, on s’en doute, dans une revue d’une telle qualité, de publier des copains), c’est, on le suppose, parce qu’il se conforme parfaitement aux objectifs de la revue : 

"Badiou Studies is a multi-lingual, peer-reviewed journal dedicated to the philosophy and thought of and surrounding the philosopher, playwright, novelist and poet Alain Badiou. Badiou Studies is dedicated to original, critical and challenging arguments that directly engage with the conditions and circumstances of Badiou’s thought. We aim to identify pertinent intellectual discourses, ideas, historiographies and concepts, and seek articles that situate these theories within emerging events in politics, science, art and love. Book reviews, reports of related activities and experimental texts are also warmly welcome.
       Badiou Studies is especially concerned with maintaining a fidelity to Badiou's thinking without collapsing into hagiography or celebrity fetishism. This is why we encourage works that actively critique Badiou's philosophy and his currency as an established philosophical figure. This engaging approach is warmly embraced by Badiou himself, a member of our board of editors. Our board comprises international scholars who are representative of our pioneering approach to research in the field, which is both radical and widely interdisciplinary."

   On imagine donc qu’Alain Badiou “himself”, membre du comité de la revue, a pu lire l’article et vérifier qu’il ne tombe pas « dans l’hagiographie et le fétichisme de la célébrité ». Qui en effet pourrait croire qu’une revue aux standards académiques si élevés risquerait d’accueillir des articles complaisants ?  On ne peut que constater que Benedetta Tripodi a écrit un article qui critique Badiou de manière impitoyable. 

   Notre auteure affiche d’entrée de jeu la haute ambition qui est la sienne, tout en s’inscrivant dans la continuité des travaux de Badiou : 

I will show first how Badiou’s ontology allows us to capture the logics of the gender difference, as both an ontological and political process. This makes visible a dialectics of gendering institutions and dismantling sexual potentialities into neutrality –parallel to the logics of deterritorializing / reterritorializing made famous by Deleuze an Guattari (2004) – that pervades both the political capitalist machineries (Ahmed 2008) and the traditional metaphysics. On these grounds, we will question the subject of feminism, and show its essential relation with any queer nomination. The last step to make consists in recognising the limits of a formulation of the queer potentialities in a Badiousian framework: here, it will appear that the object of a queer nomination, i.e. the neutrality, calls for a novel re-affirmation which takes place, in philosophy, under the modes of what Laruelle recently called “non-philosophie”.”
 
  On notera l’audace qui consiste à juger Badiou au nom de Laruelle. C’est un peu comme si l’on entendait juger Proclus au nom de Jamblique. Tripodi sait aussi parfaitement résumer l’apport majeur de Badiou : 

  Mathematics is the ultimate ontology, and, more precisely, as Badiou emphasised in his theory of the event, mathematics is set theory (Badiou, 2005, 2009). From now on, all utterances of a difference, be it ontic or ontological, empirical or transcendental, should be pronounced from the horizon of the axiomatics of set theory, and its crucial ontological character that is the centrality of the void. As Badiou has repeated in his reconceptualisation of set theory, the empty set, the void, is the basis of the whole construction of sets. The origin of the set is the null set or the void taken as the set; and then sets can be achieved by adding this set, one more time, to the void: the centrality of the void is the major advance made by Cantor when he founded set theory. This crucial rethinking of mathematics allows a new founding of ontology, conceived of as a pure theory of multiplicity. The void central to the theory turns out to be the essence of the manifold and the fullness that is axiomatically conceived of in a theory of multiplicities. This theory is set theory, and it is Badiou’s giant step in thinking that one acknowledges this mathematical  theory  as  the  true ontology.”

   De méchantes langues jadis soutinrent que Badiou ne faisait là en un sens que reprendre la définition de la notion de couple ordonné par Wiener :


où l’ensemble vide est, comme on le voit, crucial (bien qu'il disparaisse dans la définition de Kuratowski). D’autres dirent que Badiou avait là emprunté à Lacan, dont il entendit vers 1966 à la rue d’Ulm parler de la définition frégéenne du nombre à partir du zéro (ce qui faisait dire à Louis Althusser, à qui je dis une fois que j’étudiais Frege : « Ah ! oui ! Frege ! Le zéro ! »). Mais ces méchantes langues peuvent régurgiter leur venin. Car Tripodi établit parfaitement la génialité de l’apport de Badiou : traiter la théorie des ensembles comme l’ontologie même. Voulez-vous savoir ce qu’est la prédication? Voyez Cantor. Voulez-vous savoir si l’on doit être réaliste ou nominaliste quant aux universaux ? Voyez les grands cardinaux. C’est bien plus fort que Quine : l’être n’est pas juste la valeur d’une variable, l’être c’est ZF. Comme le dit Charles Ramond, « Chez Badiou, ainsi, la philosophie tient le même discours que la mathématique, sans qu’on puisse dire si l’une précède l’autre. » [3]
 
     Il restait à Tripodi à en administrer la preuve. Les ensembles ne sont pas simplement l’être même. Ils servent aussi la politique réactionnaire du genre. Le genre, c’est un prédicat d’un ensemble en extension. Les ensembles rabattent les multiplicités :

 "Sets are indeed what gendering processes by reactionary institutions intend to hold, in contradiction to the status of the multiplicities proper to each subject qua subject. Being a “woman”, being a “male” “homosexual”, being an “autistic” “child” is possible only because it applies the ontologically generative procedures that are labelled as sets (Irigaray 1993b; Wittig 1976 for a poetic illustration): the set of “male white homosexuals”, the set of “black children”, etc., each set being what, through its overlapping and intersections, decides which difference may tolerate which other difference (Butler, 1993; Sedgwick 1990). Understanding that ontology is first of all couched as set theory qua theory of multiplicities allows one to get an insight into those generative procedures that ascribe subjects their differences and create their gendered nature as something apparently ontologically founded (Love 2007). Therefore it provides one with a critical grip onto those procedures. “ 

Toute la finesse de Tripodi est de voir que cette mise des ensembles au service de la réaction peut se retourner en une politique de libération :

“So feminism, as ontological, should have a subject, which in turn has the resources to be what being-a- woman in itself is. Or, in better words, it has feminism –as a subject – at the same time (and in the same move) as it is feminism. This is exactly the procedure that is allowed to us by Badiou’s theory of the subject, to the extent that it complements the ontological move explained previously, centring ontology on set theory. The subject of feminism is precisely the subject to the extent that it is not belonging to the sets, qua sets of differences, assigning them – the differences –to individuals and then grounding their belonging to sets (Badiou, 2005). Once it has been clear that logocentrism and phallocentrism are indeed two sides of the same coin (Irigaray 1993; Kofman, 1985), overcoming logocentrism through the axiomatic founding of the sets as sets is exactly the move needed to account for any ontological contestation of phallocentrism.”

L’auteure peut alors conclure avec brio: 

"The resources of Badiou’s ontology for making sense of the event of feminism are therefore innumerable. Especially, it exposes the logics of the “many” and the “count-as one”, and captures it as the conceptual space for any arising of the subject of feminism. This subject experiences a truth that has no name because this truth is neutral. Such neutrality is instantiated through a genuine queer nomination – as it has been labelled here – and the prospects of the queer nomination bear upon politics as well as ontology.This paper explored, finally, the intrinsic features of this nomination, i.e., of a possibility for neutrality to be actually experienced as event and invented as truth. It appeared that the (non)-gender, as effectiveness of the neutral in the field of post-capitalist gendering institutions, is exactly the instantiation of non-philosophy in the Laruellian sense, and, at the same time, its revelation. The practical consequences of this finding should be addressed in another study.”

        Comme dans les précédents de Sokal et de Quinon-Saint-Martin, la démarche procède du difficile saturam non scribere.  Si un article aussi grotesque, répétant simplement à la manière d’un perroquet les lieux communs de la littérature badivine, et, quand il innove, tombe dans le plus complet non-sens, fait entièrement de gimmicks, où les mots utilisés ne servent que de tags, de jetons destinés à plaire aux lecteurs, a pu passer la rampe d’un comité de rédaction, cela ne montre-t-il pas que cette revue pratique ce que Susan Stebbing (commentée ici[4]) appelle « potted thinking », la pensée toute faite « en pot », et ce que Peirce appelle sham reasoning ? Le sham reasoning est une forme de raisonnement où c’est la conclusion désirée qui gouverne les prémisses et les étapes menant à cette conclusion, et non pas la vérité. Benedetta Tripodi ne parvient à sa conclusion établissant la relation entre le féminisme et la théorie ontologico-mathématique de Badiou à travers le rôle du « neutre » que parce que c’est là qu’elle voulait aller, et son article n’est lui-même accepté que parce qu’il étale des conclusions – nébuleuses mais politiquement transparentes – qui sont celles que les lecteurs potentiels de la revue veulent lire. Le rapprochement avec les phénomènes religieux est patent : les gens croient ce qu’ils veulent croire, et ils le font d’autant mieux que les textes qu’on leur propose sont eux-mêmes volontairement obscurs, à l’instar des paroles des oracles, des prêtres, ou des gourous. On ne commentera pas ici la transposition de cette posture de prophète à la politique, qui est sans doute l’alpha et l’omega du phénomène badivin.[5]  L’article de Tripodi manifeste le fait que nombre de productions intellectuelles d’aujourd’hui, dont les Badiou Studies et leur inspirateur ne sont qu’un exemple, montrent que leurs auteurs ont, comme le disait Taine de Victor Cousin, un rapport essentiellement politique aux idées. Les idées ne sont pas là pour servir un objectif théorique ou cognitif, mais essentiellement des objectifs politiques. La réponse appropriée n'est pas l'argument, mais la satire, comme le fit Taine dans Les philosophes français classiques du dix-neuvième siècle (1857). Jacques Derrida, Michel Foucault, Gilles Deleuze et Alain Badiou sont des philosophes classiques de la fin du vingtième siècle, au même titre que Laromiguière, Biran, Cousin ou Jouffroy.  L'analogie ne s'arrête pas là.  Une fois que les condillaciens et les idéologues eurent abandonné leur langue des signes, la métaphysique spéculative refit  son entrée. Benedetta Tripodi comme son maître ne sont pas des poststructuralistes postmodernistes. Ce sont des métaphysiciens audacieux, dotés de l'esprit de système. Badiou ne manque pas de culot quand il décrit sa propre démarche ainsi: 

"La philosophie est systématique, en ce sens, parce que son désir propre est de libérer l’action et la pensée par le strict usage immanent de ressources tenues pour universellement disponibles : l’examen critique, la clarté des principes, l’accord logique avec l’auditeur ou le lecteur sur ce que c’est qu’une conséquence, la dialectique des arguments, la force d’une conviction immédiatement lisible dans la langue qu’on partage avec l’autre." ( « Système du système. », Les Temps Modernes 1/2015 (n° 682) , p. 172-179)

Au lecteur des Badiou Studies  et des livres qui l'inspirent de vérifier si les écrits en question illustrent ce beau programme.

     Pire, diront nos garnements en riant bien de la farce faite au Capitaine Badiou à travers ses thuriféraires, la publication de « Ontology, Neutrality and the Strive for (non-)Being-Queer » dans Badiou Studies montre – si c’était nécessaire, puisqu’il suffit de parcourir la bibliographie sur Badiou pour voir qu’elle est à 99% composée d’articles de ce genre – qu’il existe un véritable marché de production de foutaise (bullshit), qui se reproduit quasiment à l’infini à la manière dont le font les post-modernist generators. Badiou est loin d’être unique en son genre. On peut parier, sans trop de risque de se tromper, que l’International Journal of Zizek Studies, les Deleuze Studies, les Foucault Studies , les Baudrillard Studies [6] etc. pourraient accepter des articles de ce genre sans y voir autre chose que du feu. Les sociologues pourront réfléchir, à la suite de l’article pionnier de Boudon, sur l’existence d’un second marché pour les intellectuels, celui des medias, du journalisme (particulièrement philosophique) qui a fini par s’amplifier et grignoter le premier marché, et même le concurrencer[7]. Le philosophe Brian Skyrms, avec qui je discutais une fois de ces sujets dans un colloque sur la rationalité et la théorie des jeux, me donna la réponse : « There is a market for fools ». Il y a une rationalité à entretenir l’irrationalité, et il y a des gains à obtenir de l’existence d’un tel marché, qui a, outre bien sûr son public, ses livres, ses revues, ses festivals, ses écoles d’été, et qui mime, de manière grotesque, les rites du monde académique : peer refereeing, invited chair, summer school, etc. Les acteurs de ce marché jouent d’ailleurs avec l’academia traditionnelle : ils occupent des postes universitaires, dirigent des thèses, reçoivent des doctorat honoris causa.[8] Nous ricanons, et nous nous rengorgeons de notre sérieux académique face à ces épisodes. Mais sommes- nous sûrs d’être si immunes ? Benedetta Tripodi ne nous tend-elle pas un miroir ? Au fond, son article n’est-elle pas l’image même de l’université de demain ? Derrière toute farce, tout prosopon,  il y a un visage sinistre, et celui que ce canular brillant laisse entrevoir est glaçant.     

      Soit, dira-t-on, cette affaire de marchandise badivine frelatée montre qu’une revue a mal fait son travail de sélection des articles, ce qui arrive aussi bien à des revues scientifiques dites sérieuses. Cela montre-t-il quoi que ce soit au sujet de l’auteur épinglé à travers ce piège aussi banal que l’usage des leurres et autres appeaux par les pêcheurs et les chasseurs ? Non, bien sûr, pas plus que l’affaire Sokal ne montrait que les philosophes français tels que Derrida, Deleuze, Laruelle, Nancy, Latour, Serres, et … Badiou aient quoi que ce soit à voir avec le canular. Bien entendu, il n'avaient rien à y voir: jamais il n'avaient écrit ce que le sottisier de Sokal et Bricmont révélait, jamais ils n'avaient par leur écrits induit l'immense littérature qui les célébrait, toutes leurs déclaration et leurs oeuvres allaient au contraire dans le sens d'une implacable rigueur spéculative et critique, qui s'appliquait d'abord à eux mêmes. Ditto , on le présume, Badiou. [9] Si des imitateurs de Fregoli se font leurrer par un autre imitateur de Fregoli les imitant eux-mêmes, cela montre-t-il quoi que ce soit au sujet de Fregoli lui-même? Non, cela montre juste qu’il a eu de bons élèves. Ici il en est de même : Badiou devrait se réjouir d’avoir d’aussi bons élèves. Il en a, heureusement, de meilleurs que Tripodi. Ils sont éminents. [10]
 
    Badiou himself  est-il atteint par ce misérable canular ? Un penseur que tous, à commencer par lui-même, s’accordent à considérer comme l’un des plus importants du siècle précédent[11], et sans doute aussi de celui-ci, ne peut être qu’au- dessus de la mêlée et de la mélasse théorique attachée à son nom, même s’il est la cause prochaine de celle-ci. Comme le dit Charles Ramond (op. cit) dans un élan qui rappelle le « Il peut le faire » de Francis Blanche vantant les exploits du Sâr Rabindranath Duval : « Ses interlocuteurs ne sont pas les philosophes, encore moins les commentateurs (cela va sans dire), mais les problèmes eux-mêmes » (ibid). Qu’aurait-il eu  à faire, quand bien même elle eût existé, des commentaires de Tripodi ? On dira qu’il a lui-même, étant membre du comité des Myself studies, eu à connaître de cet article. Mais c’est douteux. Il n’est évidemment pas responsable des bêtises qu’on dit en son nom, mais seulement des siennes propres. Comment l’auteur de La logique des mondes, de la Théorie du sujet, celui qui a relégué Platon lui-même au rôle de faire-valoir depuis qu’il réécrivit La République, et qui peut être nous livrera, une fois qu’il aura joué le rôle de Socrate dans un film hollywoodien (voir ici même), son propre Parménide, pourrait-il ne pas être indifférent à ce misérable canular? 

   N'empêche: des penseurs postmodernes visés par Sokal, à Maffesoli, et maintenant à Badiou, la liste commence à s'allonger des intellectuels victimes de canular, et comme dans Le Comte de Monte Cristo et La mariée était en noir, ceux qui n'ont pas encore été touchés ont du souci à se faire: qui sera le prochain? Ils ne pourront plus lire un article sur eux-mêmes sans avoir un doute. Les comités de rédaction vont avoir à redoubler de vigilance. C'est peut être, comme dans Le laboureur et ses enfants , un effet secondaire bénéfique. 

  Max et Moritz, Hans et Fritz, Pam et Poum recevaient des fessées pour leurs farces. Quelle punition le Schulmeister va-t-il infliger à nos garnements ? Elle est toute trouvée : « Vous me copierez cinq fois L’être et l’événement ».





Selbst der gute Onkel Fritze
Sprach: "Das kommt von dumme Witze!"

 

[1] Je me rappelle encore demandant mon journal favori un jour de 1966 chez un marchand de journaux à Grasse, et sa réponse : « Pipapou ? Kékséksa ? ». Je ne connus les Plick et Plock, Christophe, Topffer, et Busch, que plus tard. Voir les excellents Töpfferriana  

[3] Cités, 2014/2 n° 58, p.136
[5] Voir D. Sperber, « L’effet Gourou »  . Dans le cas d’Alain Badiou, l’autoglorification, associée à celle de disciples, a un aspect au moins aussi politique qu’égotiste. N’oublions pas que le modèle est le président Mao, qui n’avait de cesse de vanter ses propres exploits et sa personne, pour raffermir le cœur du peuple.
[6] Cf les nombreux X studies : Baudrillard Studies , Deleuze Studies , Zizekstudies  , Foucault Studies. Il y a évidemment des Kant Studien, mais ces expressions semblent surtout modelées sur les science studies
[7] R. Boudon “Les intellectuels et le second marché” Revue européenne des sciences sociales, T. 28, No. 87, Les Intellectuels: déclin ou Essor: (1990), pp. 89-103 . Boudon notait cette dualité des marchés en 1990. Mais depuis le second marché a envahi le premier,et la frontière est devenue floue. Quand est à la recherche de prestige intellectuel on signe « écrivain et philosophe » mais on ne signe pas « universitaire ». Pourtant les bateleurs de foire intellectuels sont avides d’indiquer leurs titres universitaires dans leurs biographies. Le phénomène dont Badiou est le nom est un symptôme de cet effacement des frontières entre les deux marchés que distinguait Boudon. Badiou est l’un des rares qui pourrait signer « universitaire et écrivain-philosophe ».
[8] Le badiousisme et autres cultes apparentés est un cas de ce que Diego Gambetta et Gloria Origgi appellent « kakopraxia » ("The LL game",  Politics Philosophy Economics vol. 12 no. 1 3-23) voir aussi les commentaires de Gloria Origgi
[9] Comme le montra jadis Pascal Engel dans un article en défense des philosophes français si méchamment et injustement attaqués par Sokal : « L’affaireSokal concerne-t-elle les philosophes français » ? in Zarka ed. La philosophie en France, Paris PUF. 2005
[10] Voir Quentin Meillassoux, « Histoire et événement chez Alain Badiou », article qui permettra au lecteur de compléter utilement l’article de Benedetta Tripodi.
     Q. Meillassoux y énonce notamment avec clarté ce que Tripodi pense de manière – avouons-le - légèrement confuse : 
      « L’ontologie, pour notre temps, s’identifie ainsi à la théorie des ensembles, en ce sens que celle-ci nous révèle que toute entité mathématique peut être pensée comme un multiple. Être, au sens le plus général, et le plus fondamental, c’est être un ensemble, donc une multiplicité. D’où la thèse ontologique de Badiou : l’être est multiplicité- et ajoutons : rien que multiplicité. Autrement dit, l’être est multiple à l’exclusion stricte de son opposé- à savoir l’Un. L’être n’est donc pas une multiplicité composée d’unités stables et ultimes, mais une multiplicité composée à son tour de multiplicités. En effet, les ensembles mathématiques ont pour éléments non des unités mais d’autres ensembles, et cela indéfiniment. Quand un ensemble n’est pas vide, il se compose à son tour d’ensembles multiples. Un tel type de multiple que ne stabilise aucune loi de l’Un, Badiou le nomme “multiple inconsistant”, par opposition aux multiples consistants, c’est-à-dire faits d’unités. L’être, loin de s’identifier à l’assise stable d’un phénomène qui serait quant à lui périssable, est dissémination pure, en retrait de notre expérience immédiate du réel, où nous découvrons au contraire, en temps ordinaire, des multiplicités consistantes (des hommes-uns, des dieux-uns, des étoiles-unes, etc.). Ce en quoi, bien que platonicien, Badiou se veut, par-delà l’héritage de son maître, platonicien du pur multiple : l’ontologie doit, de l’apparente consistance des situations, remonter jusqu’à l’être inconsistant des multiplicités. »     Tout le problème est de savoir comment elle pourra en redescendre. La métaphysique de Badiou et de ses disciples est kitsch.

.[11] On mesurera toute la différence entre l’approche que l’on pourrait appeler naïve (au sens de la théorie naïve des ensembles) de Tripodi et l’approche axiomatique d’autres disciples plus avisés de Badiou, comme P. Maniglier et D. Rabouin, qui, après avoir qualifié la philosophie de Badiou de « grande philosophie », écartent d’avance les objections prévisibles: « Ne serait-ce qu’à cet inconfort dans lequel elle nous plonge, nous pouvons reconnaître dans l’œuvre qu’Alain Badiou achève avec Logiques des mondes l’accomplissement de ce qu’il faudra bien appeler une philosophie. On imagine déjà les regards dubitatifs (« un grand philosophe, aujourd’hui ? »), les sourires entendus (« les voilà dans la secte »), les procès d’intention (« avez-vous lu ce qu’il écrit dans le journal ? »), les interprétations basses (« toutes ces mathématiques, c’est pour épater les âmes simples »). À quoi il n’y a de réponse qu’en acte : c’est-à-dire en montrant ce qui, dans la lecture de Badiou, peut être efficace pour quelqu’un qui ne reconnaît pas nécessairement ses problèmes pour siens ; pourquoi il se tient en un lieu stratégique de la pensée contemporaine, où se posent et se décident les questions sur lesquelles, aujourd’hui, nous pouvons et voulons travailler. » (À quoi bon l'ontologie ? Les mondes selonBadiou. », Critique 4/2007 (n° 719), p. 279-294)