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jeudi 10 décembre 2015

Il ballo delle ingrate









Ingrats, monstres que la nature
A pétris d’une fange impure
Qu’elle dédaigna d’animer,
Il manque à votre âme sauvage
Des humains le plus beau partage ;
Vous n’avez pas le don d’aimer.

                                                     Voltaire, Ode à l’ingratitude

               Colin admira l’habit, et ne fut point jaloux ; 
                mais Jeannot prit  un air de supériorité qui affligea Colin. 
              Dès ce moment Jeannot n’étudia plus, se regarda au miroir, 
             et méprisa tout le monde.

                                                                                   Jeannot et Colin



-                    Le vieux Dico, garde d’une ferme à crocodiles à Yamousoukro s’occupe de ses sauriens  pendant vingt ans. Au moment de prendre sa retraite, il fait une dernière démonstration aux touristes devant la caméra. Il glisse dans le bassin aux crocodiles, qui le dévorent sous le regard horrifié des témoins.
-
-                      X a mis Y sous sa protection, et l’a aidé à gravir tous les échelons de la carrière. Une fois parvenu, Y se comporte en toutes circonstances comme s’il n’avait jamais rencontré X , et lui manifeste son profond mépris.

-                      Un étudiant X sait qu’il doit beaucoup à son directeur de thèse Y, qui lui tout appris et a guidé ses pas à chaque étape du travail. Au moment de publier un livre à partir de sa thèse, X ne mentionne pas Y dans les remerciements, mais remercie des personnalités plus connues, qui ne l’ont aidé en rien, mais qu’il est plus prestigieux de remercier. 

-                    Dans un colloque un conférencier X présente un article sur un sujet ignoré de la plupart des participants et donne des références qui leur sont totalement nouvelles. A quelque temps de là, un des participants, Y, présente dans un autre colloque la thématique qu’il a entendu pour la première fois exposer par X, et se présente lui-même comme pionnier en la matière.

       Les crocodiles sont-ils ingrats ? Tacite remarque que l’homme est le seul animal qui est capable d’en vouloir à ceux à qui il a fait du mal. Le mécanisme inverse est parfaitement décrit par La Rochefoucauld : "Il n'est pas si dangereux de faire du mal à la plupart des hommes que de leur faire trop de bien". 


mardi 1 décembre 2015

René Pommier éducateur



                                 Jean-Philippe Caresme, le jeu de la bascule et le jeu du cache tampon


        Depuis plus de quarante ans, René Pommier fustige l’interprétationnite, la maladie qui consiste à surinterpréter les comportements humains en cherchant quelque secret caché, dont sont malades selon lui aussi bien Freud que les structuralistes et leurs descendants, mais aussi leurs ancêtres. C'est le besoin humain de jouer à cache tampon : on postule qu'il y a du caché, nécessairement profond, secret, interdit, et on joue au jeu consistant à révéler "les choses cachées depuis la fondation du monde". On a l'effet "ha!ha!" quand on a trouvé et on se sent l'échine parcourue d'un frisson d'égyptologue quand, derrière la tombe, on trouve la Chambre d'Horus. Le tampon bien sûr n'a rien de caché, rien d'ancestral, il a été mis là par l'enquêteur lui-même, qui se targue ensuite d'avoir révélé ce qu'il avait déjà mis sous son boisseau. René Pommier a passé une partie de sa vie de polémiste rationaliste à dénoncer cette pratique. Tel un garde chasse face aux braconniers et aux contrebandiers de l'intellect, il nous rappelle que les choses soi disant cachées ne le sont pas du tout, que tout est clair pour qui ne veut pas se laisser enfumer.  Son rationalisme rechigné est-il aussi ringard qu’il le semble ? N’avons-nous pas encore besoin de voltairiens polémistes comme lui ?

       Invariablement René Pommier prend pour cible tel Grand Interprète (Barthes, Freud, René Girard sont ses têtes de turc favorites) ou tel courant (le structuralisme littéraire, la sémiotique, la stylistique), et armé de son seul bon sens, en vient, preuves empiriques à l’appui, à une conclusion invariable : non seulement ces gens-là nous abusent, mais ils sont fous. Ses titres parlent assez : «  Assez décodé » (Roblot 1978), « Sigmund est fou et a tout faux » (de Fallois 2008),  « René Girard, un allumé qui se prend pour un phare » (Kimé 2010), « Freud et Léonard de Vinci, quand un déjanté décrypte un géant » (Kimè 2014), et  La psychopathologie de la vie quotidienne, ou quand Freud déménage du matin au soir, (2015) et O Blaise ! à quoi tu penses ? (Kimès 2015) . Au moment où l'on célèbre unanimement René Girard , qui vient de passer de l'autre côté du Grand Secret, et qu'on nous explique qu'il a la clef de la violence mimétique ( comment n'y avait-on pas pensé avant ? Daech n'est autre que le frère mimétique du capitalisme....)

     L’argument de ses livres est simple : tous ces gens croient avoir une clef universelle pour comprendre tous les textes et tous les comportements humains, particulièrement les textes littéraires et les grandes mythologies et la religion, mais aucune de leurs clefs ne fonctionne, et les contre exemples abondent. Il n’a pas de mal à montrer l’arbitraire et le simplisme des lectures shakespeariennes de Girard de l’interprétation par Freud du souvenir d’enfance de Léonard de Vinci ou des lapsus, oublis et autres accidents de la vie quotidienne. L’inspecteur Pommier, qui ne renonce jamais, mène l’enquête, et entend montrer que ce que les grands thaumaturges de l’interprétation prennent pour des découvertes profondes et révélatrices de l’inconscient ou du Désir humain ne sont que des enfumages. Sa démarche rejoint en grande partie pour le cas de Freud celle de Timpanaro (Il lapsus freudiano, Boringhieri 2002) qui dénonçait déjà la fragilité des exemples freudiens, et au-delà les réactions classiques et salutaires de Popper,  de Wittgenstein ou d’Adolf Grünbaum. Pommier n’échappe cependant pas, par un retournement familier, aux exagérations qu’il dénonce lui-même. Ainsi, bien qu’il ait raison de dénoncer la tendance de Freud à la généralisation pour renforcer sa démonstration, il tend à manquer l’ironie de Freud, qui souvent fait comprendre à son lecteur qu’il joue avec ses interprétations plus qu’il n’entend les prouver empiriquement, et il ne relève pas les passages où par exemple Freud  admet que nombre des oublis et lapsus s’expliquent aussi par des raisons banales ( proximités syllabiques, accidents)  sans prétendre généraliser : « A  côté du simple oubli d'un nom propre, il existe des cas où l'oubli est déterminé par le refoulement ».  Et il est dommage que ses livres sur Freud ressemblent parfois à ceux de Michel Onfray. Il y a un Freud prétentieux et doctrinaire, mais il y en a aussi un autre plus Aufklärer , plus ironique, comme dans son livre sur le Witz
     Les grandes leçons de ces enquêtes sont d’abord que le sens d’un texte ou d’un ensemble d’actions et de phénomènes humains est beaucoup moins caché et profond, bien plus évident et accessible au sens commun que ne le croient les « mabouls » de l’interprétation. Ensuite que nous avons un besoin irrépressible de mystère et corrélativement d’interpréter ces mystères, besoin qui rend compte en grande mesure de notre besoin religieux (et Pommier montre en ce sens que René Girard ou Freud ne sont pas si loin de Thérèse d’Avila, « sainte ou cintrée »). Enfin que nous n’avons aucun besoin d’une psychologie des profondeurs, et que la psychologie de tous les jours, le bon sens et la raison, expliquent bien mieux que toutes les sémiotiques et tous les inconscients.  La méthode de Pommier est celle des professeurs de français classiques, qui nous apprenaient d'abord à lire les textes avant de de chercher à les comprendre en profondeur. J'avoue moi-même avoir détesté certains d'entre eux quand j'étais étudiant, notamment mon professeur de lettres d'hypokhâgne, Adrien Faugautier, qui me reprochait d'être barthésien et surtout blanchotien dans mes lectures de Valéry et des classiques, et qui détestait mon intellectualiste (" Scalpel, me disait-il , vous n'êtes pas capable de sentir un poème" ), mais je dois aujourd'hui reconnaître qu'il avait raison, et lui rendre rétrospectivement hommage.
    Cette leçon de rationalisme bon teint et de classicisme bougon, souvent proche de celle de Désiré Nisard (ô Chevillard !), paraîtra ringarde. N’avons-nous pas depuis longtemps dépassé la question de savoir qui, de Barthes ou de Picard, a raison sur Racine ? N’avons-nous pas viré depuis un demi-siècle notre cuti structuraliste ? Pommier ne serait-il pas comme ces soldats japonais perdus sur des îles du pacifique qui croient que la guerre n’est pas finie ? Certes, il scrogneugneuse, en vieux rationaliste, comme jadis Benda contre un existentialisme déjà passé de mode. Comme Benda, qui fustigeait tout ce qui est bergsonien et « dynamique » et revendiquait le droit d’être « statique » et de croire en une Minerve immuable, Pommier a sa marotte. Mais sa polémique, même ressassée, est tonique. Car il n’est pas certain que nous nous soyons totalement débarrassés de notre fascination pour l’époque structuraliste (comme en témoigne le fait que Barthes, Lévi-Strauss, Blanchot et Foucault soient encore en selle). Et aussi parce que dans un univers intellectuel où le moindre haussement de ton, la moindre critique, même argumentée, passe pour une offense à la political correctness, et où l’on a perdu le sens des grandes disputes qui jadis animaient encore l’academia, il est bon d’avoir des écrits de ce genre. Il est seulement dommage que leur auteur ne s’attaque pas aussi aux gloires médiatiques de notre époque, et ne montre pas – pour employer l’un de ses termes à propos des gloires passées - la grande continuité du crétinisme dans la vie intellectuelle française.

    René Pommier vient de rééditer chez Kimè son livre sur Pascal , O Blaise à quoi tu penses?. Militant athée comme seuls peuvent l'être ceux qui ont jadis été croyants, Pommier se concentre sur Pascal apologète. Sa lecture là aussi manque peut être de la subtilité que les Pascaliens nous ont léguée et qui a tellement intimidé les lecteurs comme moi qu'ils ne parviennent plus à formuler des objections simples: où est-il ce Dieu caché? Pourquoi ne peut-on jamais parvenir à la vérité que dans Christ ? les "preuves" de la religion chrétienne sont elles si bonnes ? La beauté du style de Pascal peut-elle cacher la faiblesse de ses raisons?

    Pommier suit le Voltaire des Lettres philosophiques (je ne saurais trop recommander ici la lecture de l'étude de Martine Pécharman) mais il retrouve aussi l'anti-Pascalisme de Benda. Benda ne cesse ici ou là de lancer des piques à Pascal. Il moque l'éloge du coeur, du frisson existentiel, le style du fragment qu'on loue chez le Clermontois, et dans un texte peut connu résume ses détestations : 

" La forme profondément irrationnelle de ce grand esprit: aversion de la clarté, le primat donné aux arguments du coeur, culte de la chose qui se sent, mépris de celle qui s'explique, adoration de l'idée de miracle, exaltation du contradictoire, du mystérieux, de l'incompréhensible (même en mathématiques: culte du nombre infini). Il est le père évident, d'ailleurs hautement reconnu, de notre littérature de ce dernier demi-siècle en sa religion du trouble et sa levée de boucliers contre le 'clair et distinct,' et on comprend qu'elle lui ait fait une place a part entre les maîtres français. On oserait parfois se demander même en quoi cet adorateur de l'inintelligible est français ( "Pascal et le libertin," in Anthologie des essayistes français, Paris (KRA), 1929)

samedi 21 novembre 2015

Démocratie pour les hérissons



     Commencé en 1940 à Paris avant la débâcle, terminé à Carcassonne où Benda s’était réfugié dans une semi clandestinité en 1941, paru en 1942 aux Editions de la Maison française à New York, puis réédité en 1944 et 1946 au Sagittaire,  La Grande épreuve des démocraties est peut-être le livre dans lequel Benda joue le plus son rôle de clerc, tel qu’il l’avait défini dans son grand livre de 1927. Loin de se retirer du monde pour contempler des essences, le clerc selon Benda doit descendre sur la place publique et y porter les valeurs éternelles. En 1940, Benda, qui avait joué pendant dix ans le rôle de pilier de la NRF, est exclu de la revue par Gide, qui subit les pressions de la fraction la plus à droite de la NRF, celle qui allait suivre Drieu la Rochelle et s’engager dans la collaboration. Se sachant la cible la plus probable des nouvelles autorités, il quitte Paris en juin 40 avec l’aide de Paulhan, après des pérégrinations narrées par Maurice Joucla [1], pour gagner Carcassonne. Il n’apprendra que l’année suivante que son appartement a été pillé et toutes ses archives brûlées. C’est dans ces conditions qu’il écrit La grande épreuve

     Le livre se présente, à l’instar du Manuel du Républicain et du citoyen de Renouvier, comme un manuel de survie du démocrate en temps de guerre. Benda énonce dans le premier chapitre la nature des principes démocratiques. Le premier selon lui est le respect de la personne humaine : « Aussi longtemps que l’indignité d’un homme ne m’est pas prouvée, homo homini deus. » Benda accorde la dignité de personne humaine par défaut, mais n’exclut pas qu’on puisse en déchoir. Il dénonce dans le chapitre final du livre, le « faux universalisme » : celui qui tient pour homme tous les hommes et tous les peuples, qu’ils respectent ou non les droits de l’homme.

  «  Si la démocratie est tenue, par essence, à ne point faire état parmi les hommes de race biologiques, elle doit y admettre des races morales, à savoir des  groupes d’hommes qui ont su s’élever à une certaine moralité, et d’autres qui en sont incapables. » 

   « Tout cela consiste à vouloir qu’à l’anti-égalitarisme prêché par ses adversaires et qui se fonde sur la différence de race, ou de fortune ou de degré de culture, la démocratie réponde, non par l’égalitarisme, mais par un autre anti-égalitarisme, qui repose sur la différence de valeur morale. » (p. 174) 

   Benda qualifie aussi de « faux rationalisme » celui qui soutient que tous les principes démocratiques sont sujets à discussion.  Il attaque ici les membres du Collège de Sociologie (Bataille et Caillois, note 1 p. 176 ) qui critiquent la démocratie en lui reprochant de ne pas faire de place au « sacré ».

   « Cette affirmation nous paraît fausse. La loi de la démocratie est de placer, comme tout système qui énonce un vouloir vivre, certains objets au dessus de l’examen. Ces objets sont très précisément le droit d’examen lui-même, le primat de la justice et de la raison, la souveraineté nationale, bref les principes démocratiques eux-mêmes. Ceux-ci doivent être pour la démocratie… l’objet d’une mystique – la mystique démocratique. » 

    Plus haut Benda avait déclaré (p.50) : 

« Dans l’ordre spirituel, la caractéristique de la démocratie est de tenir pour souveraines certaines valeurs absolues, c’est-à-dire conçues comme indépendantes de toute condition de temps ou de lieu et supérieures à tout intérêt, individuel ou collectif ; valeurs dont les types principaux sont la justice, la vérité, la raison. »

    P116, discutant les « abus » et les critiques des principes démocratiques, il mentionne celle de Marx, des fascistes, et des pragmatistes qui voient dans ces principes de simples abstractions.
   Il dénonce là un « faux libéralisme » et soutient : 

« Que la démocratie n’est pas un corps céleste, mais une chose terrestre qui doit se défendre contre qui ne songe qu’à la détruire » (p.127)

   «  Le système démocratique comporte une métaphysique spéciale, et ne peut exister temporellement, comme les autres, que s’il a raison des agents extérieurs qui tendent à la ruine. » (138)
    « Cette conception implique le droit pour ce système de refuser la liberté de l’enseignement à ces hommes ( certains catholiques) dont la loi est délever des enfants contre lui. » (139)

   Enfin, il dénonce un « faux pacifisme » qui adopte la politique de la paix à tout prix ». (140)
  «  La suprême valeur pour la démocratie n’est pas la vie humaine, mais la liberté humaine »
   Il a enfin une vingtaine de pages contre le « sentimentalisme démocratique », qui a une conception sentimentale de la paix. Il dénonce l’antimilitarisme des pseudo-démocrates.

  Comme on le voit Benda a une conception de la démocratie assez différente de celle de ses contemporains, et assez différente de celle de nos contemporains.

  


[1] Voir Maurice Joucla, « Benda sous l’occupation », Europe 1961, et Gérard Malkassian , « La démocratie à l’epreuve, Julien Benda sous l’occupation », Revue philosophique , 127, 3, 2002. Malkassian se trompe cependant sur la date. Benda ne quitte pas Paris en 1941, mais en 1940.