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mardi 30 septembre 2014

Reptiles académiques

à la mémoire de Federico Tagliatesta



     Il est frappant de constater le nombre de métaphores reptiliennes dans l’academia. Tout professeur a fait l’expérience d’étudiants crocodiles, qui  assistent aux cours sans jamais intervenir, et semblent dormir en ouvrant seulement un œil, mais qui, si l’enseignant fait une erreur ou dit une bêtise, mordent soudain et ne pardonnent pas quand il s’agit de défaire une réputation. L’espèce se trouve particulièrement dans les marécages sorbonicoles, où ils s’entassent sur des bancs étroits, à bonne distance du professeur (les premiers rangs des amphis sont souvent vides, alors que les bancs en hauteur sont bondés, pour pouvoir sortir rapidement en cas d’ennui prononcé). Les normaliens quant à eux ont eu affaire aux caïmans, qui rasent les murs des couloirs de l’auguste école fondée sous la Convention, et qui peuvent mordre brusquement. Quand l’universitaire se lance dans la politique académique, il faut qu’il s’attende à trouver nombre de lézards dans les dossiers qui lui sont soumis, et s’il entend devenir directeur de quelque chose, il faut qu’il s’attende à avaler pas mal de couleuvres. S’il écrit des articles ou des livres, il doit s’attendre à recevoir soit le silence, tantôt jaloux tantôt embarrassé, de ses collègues, soit des comptes rendus vipérins. S’il est séduisant, les étudiantes se glisseront dans son lit la nuit, telles des iguanes. Au moment de sa retraite, ses étudiants le contempleront comme un dinosaure et ses collègues verseront des larmes de crocodile de voir partir ce vieil alligator.

jeudi 25 septembre 2014

Le confort intellectuel en philosophie


                                                            L'eau pas dinaire


       Quand j’étais enfant, je n’avais pas accès aux eaux minérales gazeuses, comme Badoit ou Saint Yorre, qui coûtaient cher. Nous avions cependant droit à de l’eau gazeuse, qu’on appelait « l’eau qui pique ». On l’obtenait en ajoutant à l’eau du robinet le contenu de sachets d’une poudre nommée « O’Bull », et qu’on mettait dans des bouteilles à bouchon mécanique, comme celles dans lesquelles on trouve encore aujourd’hui certaines bières. Cette eau qui pique était le Perrier du pauvre. L’eau qui pique n’était pas très bonne, mais elle nous paraissait meilleure que l’eau du robinet, qu’on appelait  avec un rien de mépris « l’eau dinaire ». Il ne me serait jamais venu à l’esprit de priser quoi que ce soit d’ordinaire, à la différence d’aujourd’hui, où plus quelque chose est ordinaire, plus on le prise et le vénère comme si c’était de l’extraordinaire. Signe des temps démocratiques, de l’homme sans qualités, du culte du commun et du quotidien, de l’habituel et du banal. Car du banal peut naître l’extraordinaire. Il suffit d’ailleurs de regarder avec attention quelque chose d’ordinaire, comme le savon de Ponge ou les « choses mêmes » auxquelles la phénoménologie entend nous faire revenir, qui sont bien entendu des choses ordinaires, comme le verre d’eau qu’Aron montra un jour à Sartre et qui décida de la carrière de ce dernier.   

     Pourtant quand les philosophes se réclament de l’ordinaire et du quotidien, comme Husserl, qui définissait la philosophie comme science des banalités, comme Heidegger qui parle de ce qui est "sous la main", des choses banales qu’il appréciait, comme l’eau qu’on va chercher à la fontaine, la hutte dans la Forêt Noire, les chaussures de la paysanne, etc., Merleau-Ponty, Cavell et leurs disciples, ils ne veulent pas nous dire que ce qu’ils défendent est ordinaire ou banal, au contraire. Même s’ils ne cessent de nous dire qu’ils veulent se situer au plus près des choses dans leur ordinarité, ils ne veulent pas dire que leur philosophie est ordinaire, ou qu’elle reflète la pensée du sens commun. Au contraire ils tiennent de toute évidence leurs thèses et leurs « analyses » comme inouïes, étonnantes, originales en diable. Ils ont beau se réclamer de l’ordinaire, ils ne se sentent pas être de la piétaille intellectuelle, et en fait ils adoptent des poses exactement identiques à celles des romantiques. Ils ne sont pas des adeptes de ce que Marcel Aymé appelle le confort intellectuel, dont son personnage de Lepage est le chantre : 

Vous êtes du parti des littérateurs, vous croyez que tout ce qui est étrange, original, singulier, violent, mystérieux, troublant, est une bonne pâture pour les hommes et que toute acquisition de la sensibilité constitue un enrichissement. C’est une extraordinaire naïveté. 

    Pourquoi voulez-vous qu’un jugement soit original ? Pensez-vous qu’il en serait meilleur ?
 Un vêtement, un individu, un tableau, un poème ne sont estimables aux yeux des gens de goût que s’ils peuvent être dits originaux, c’est-à-dire s’ils attirent violemment l’attention. Comment s’en étonner ? Les abus de la sensibilité aboutissent à une rapide dégradation. N’étant plus capable de percevoir la qualité, il lui faut un choc brutal. De fait, nous constatons, chez nos bourgeois cultivés, que les raffinements de sensibilité poétique et artistique rejoignent déjà en plus d’un point la vulgarité. 

      Vous pensez bien que les gens du monde ont autre chose à faire que d’étudier une philosophie dont les propositions et la terminologie même exigeraient de leur part un effort héroïque de compréhension. A la vérité, ils y sont aussi peu préparé que possible. Le romantisme qui les imprègne, en les habituant à se satisfaire d’un contact sensuel avec l’univers et de formules incantatoires qui n’enferment aucune notion solide, les a détournés de l’effort de comprendre et la dégénérescence de leur vocabulaire a encore aggravé le mal. La bourgeoisie française d’aujourd’hui pense approximativement et paresseusement.

   En France, on accorde généralement beaucoup moins d’importance à ce que dit un auteur qu’à la façon dont il le dit. Ce qui compte, c’est un certain ton, un parfum, un je ne sais quoi de vague et de léger qui suffit pourtant à établir ou à confirmer une sorte de connivence entre les gens à la page. Pour ce qui est de la substance même, on s’en désintéresse, on refuse de se poser des questions. Quand on lit un ouvrage, la tête ne doit pas fonctionner ou alors c’est qu’on est un primaire ou un bourgeois, deux espèces également méprisables aux yeux d’un bourgeois. Comprendre, faire travailler sa matière grise n’est pas le fait d’un esprit fin, distingué, sensible, et témoigne plutôt qu’on possède une fausse culture. Chez un homme vraiment cultivé, la connaissance se réduit à une essence très subtile des choses, si subtiles qu’elle ne doit laisser d’autre souvenir que celui d’un frisson, d’un chatouillement discret de la sensibilité. Et s’il autorise à amorcer un jugement, ses seuls critères, d’ordre purement esthétique, sont naturellement empruntés au romantisme : le flou, l’étrange, le ténébreux, le sordide, le violent, etc. Telle est, en face de la littérature, l’attitude de notre bourgeoisie dorée. Mais il ne s’agit pas seulement de littérature. Le mal est beaucoup plus profond. En fait, la littérature a des annexes innombrables et son empire a fini par s’étendre à tous les domaines. La politique, la guerre, la révolution, l’économie, la religion, l’industrie, entre autres, sont toutes par quelque côté des problèmes littéraires et il n’est pas jusqu’aux poètes qui ne s’en soient emparé.



Il y a, dans cette critique du romantisme, ce souci de penser correctement plutôt que brillamment, ce culte du commun, du Benda dans ce livre. On croirait lire telle page de la France Byzantine  ou de Du style d’idées et je me suis souvent demandé avec d’autres si Aymé n’avait pas pris chez le Benda de 1945 une partie de ses jugements dans ce livre de 1949. Evidemment cela sent le réac.

      Que serait un vrai philosophe ordinaire ? 

      Il ne défendrait pas le sens commun. Car les défenseurs du sens commun sont en fait des gens qui eux aussi prennent des poses. Ils défendent le sens commun parce qu’ils pensent, contre les métaphysiciens flamboyants, que la pensée du sens commun est bien plus originale et profonde, dans sa platitude même. L’empiriste, comme Hume, mais aussi le philosophe du sens commun, comme Reid ou Moore, sont fiers de nous dire qu’ils pensent, en fait, comme l’homme de la rue. Berkeley disait, pour défendre ses doctrines fantastiques : « I side in all things with the mob », et ils posent en Irlandais ou en Ecossais venus du peuple, contre les Anglais, hommes de salon.  

      Mais ce philosophe ordinaire défendrait des thèses vraiment ordinaires :

-         Il y a un monde extérieur, qui ne dépend pas de nous, et nous pouvons le connaître
-         Il y a du vrai et du faux
-         Il y a de la connaissance, qui sans être infaillible est capable d’être sûre et robuste
-         Il y a des choses particulières, mais aussi des choses générales et des universaux.
-         Il y a des vérités empiriques, mais aussi non empiriques ou a priori
-         Il y a des vérités modales, sur le possible et le nécessaire
-         Il y a des lois de la nature et des essences
-         Il y a des vérités morales objectives
-         Il y a des jugements objectifs esthétiques
-         Il y a des justifications en politique et des formes de gouvernement plus rationnelles que d’autres
-         On peut, et on doit donner des raisons et des justifications pour ce que l’on avance, en philosophie comme ailleurs
-         La raison est la faculté par laquelle nous pouvons connaître et agir : elle s’étend à nos croyances, à nos actions et à nos sentiments. 


Est-ce que ce philosophe serait un éclectique, comme Cousin ? Non, mais un rationaliste bon teint. 

Le plus bizarre est que ces doctrines banales paraissent à la plupart de nos contemporains extraordinaires, fausses et surtout dangereuses.

   

















fauteuil bête                                                                                                  fauteuil intelligent

jeudi 11 septembre 2014

BOSSE DE NAGE

                                             Grotte des nageurs,Gilf al-Kabir




   Les philosophes, peut-être depuis que Rousseau et Nietzsche en ont fait l’éloge, adorent la marche, et soutiennent même qu’elle aide à penser. Une vague récente d’essais de philosophes nous ont vanté la marche non seulement comme accoucheuse de la pensée, mais aussi comme style de vie philosophique et comme éthique. Du coup le philosophe barbu, rondouillard, vêtu de velours côtelé et fumant perpétuellement la pipe de notre jeunesse a pris un coup de vieux. Nos philosophes sont à présent en short, en chaussures de marche, avec tee-shirt couvert de sueur et sac à dos. Sans doute un autre effet de la fin de la philosophie en fauteuil, et du triomphe de la philosophie en laboratoire, ou en plein air, en summer camp revendiquée par les philosophes expérimentaux. 

     Les arguments en faveur de cette transformation du corps du philosophe sont d’abord que la marche, et même la course aident  à penser. J’avoue que je n’ai pour ma part jamais été un adepte des pieds pour produire cette fonction. Je ne pense jamais mieux qu’assis, la plupart du temps en écrivant et en lisant (on se demande comme le marcheur peut écrire en même temps, même si lire peut à la rigueur se faire, bien que ce soit souvent au détriment de l’orientation du marcheur), voire couché. Ces philosophes aiment à citer la phrase de Nietzsche dans Ecce Homo : « Le cul lourd est un péché contre le Saint esprit ». Cette phrase a toujours inspiré en moi de la honte, car j’ai, je dois l’avouer, un cul gros et lourd. Mais ce qui est surprenant est le retournement qui s’est produit dans le statut du marcheur. Pour Nietzsche le marcheur était un aristocrate, un promeneur à qui aller sur les chemins d’Eze ou de Sils Maria conférait une noblesse d’esprit. La marche que l’on nous conseille aujourd’hui est supposée être démocratique : c’est celle de l’individu ordinaire, de l’homme du commun, auquel le philosophe est supposé s’identifier, que ce soit au nom de Foucault ou de Stanley Cavell. C’est le sport qui, selon ces modernes Philippidès, permet de penser au niveau des vies ordinaires et précaires. Il a détrôné la bicyclette des congés payés des années 30 qui se ruaient sur les routes du Front populaire à coup de pédales. Et on n’y est pas en tandem, mais seul, ce qui va bien à l’individualisme de nos temps . Mais est-il si « ordinaire » d’acheter les coûteuses chausses de course ou de marche bariolées qu’on trouve dans les magasins Courir ou Jogger, et de se payer des voyages dans diverses capitales pour y courir le Marathon local ? La course fut jadis le sport des exclus (voir Sillitoe), mais elle est à présent le sport des joggers de ville. 

     A la course à pied ou à la marche, on peut préférer la nage. Elle requiert, certes, aussi des équipements, des piscines, des lacs ou des mers, si possibles propres et assez chauds, ce qui restreint un peu le choix ( qui irait se baigner de nos jours dans le cloaque des gentils enfants d’Aubervilliers ?). Mais à part cela, et si on ne s’amuse pas à prendre masque , tuba, et équipement de plongeur,  seul le caleçon suffit, et même pas si on veut jouer les éphèbes  et faire a bigger splash. Je suis étonné que nos penseurs du sport comme accoucheur des pensées profondes  négligent à ce point la nage . En fait de profondeur, on l’ a sous soi, dans les gouffres marins qu’on entrevoit. On a aussi la surface de l’eau, pour contraster, et donc la base de la pensée.

Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,
Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.


Une fois lancé, avec une brasse simple, on peut laisser l’esprit dériver, et les pensées viennent bien. Mais à condition de revenir au bord ou au rivage, pour se replonger dans un livre. Car autrement pas de pensée. Je ne vois pas ce que le nageur ou le marcheur peuvent bien penser. On ne pense, dans ces circonstances , que si on pense déjà. Et le nageur solitaire, qui fait sa brasse au petit matin, vaut bien le marcheur. C 'est fatigant, mais plus agréable. 
 
Il vaut donc mieux avoir la bosse de nage que celle des maths ou de la philosophie à pied. Quand on nage, on ne se sent pas pion!



                                           Et le Magot considéré,
                                           Il s'aperçoit qu'il n'a tiré
                                           Du fond des eaux rien qu'une bête.
                                           Il l'y replonge, et va trouver
                                           Quelque homme afin de le sauver.