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mardi 19 novembre 2013

De Moocibus non disputandum ?




                                                    Ce qui reste de l'Académie de Platon



Omitte ista quae nec percunctari nec audire sine molestia possumus ( Cic, Ac. I) 



   
       Ma notule byzantine sur les MOOCs [1] semble avoir attiré plus de cliqueurs que d’habitude. J’ignore si  les cliqueurs sont aussi des lecteurs  - puisqu’ une étude récente sur la lecture sur internet montre qu’une minorité seulement des  cliqueurs lisent – quand ils lisent- les articles sur internet au-delà des vingt premières lignes. Parmi les commentaires, il semble qu’une des objections qu’on m’ait faites soit d’avoir choisi le style de Juvénal plutôt que celui de Cicéron. Je suis ravi d’entendre ce genre d’objection car je prise l’argument autant que la satire, mais elle m’étonne un peu car d’une part la satire se lit toujours à plusieurs niveaux  (et la mienne n’était pas dirigée uniquement contre les MOOCs) et parce que j’ai ailleurs essayé de donner quelques arguments.  Sans doute sont-ils passés inaperçus ou sont-ils si ridicules qu’ils ne méritent aucune réponse. De plus une nouvelle bouffée d’enthousiasme semble avoir saisi les medias, sans doute à la suite de l’annonce par le Ministère de enseignement supérieur français de son plan FUN. C’est pourquoi je voudrais récapituler ici quelques un de mes arguments contra, au risque de répéter souvent. Comme le disait Gide en substance: « Il faut toujours dire deux fois les choses, parce que de toutes façons les gens n’écoutent pas ». S’il avait connu la civilisation numérique, il aurait sans doute dit « quinze fois » (même si je ne connais pas les études psychologiques -   depuis la fameuse loi d’oubli d’Ebbinghaus sur le nombre de fois où l’on doit répéter un message de plus de dix mots pour qu’il soit enregistré par les cervelles auxquelles il s’adresse).  Hypocrite cliqueur, mon semblable, mon frère ! Je suis sûr que vous avez à ce stade déjà abandonné votre lecture. Le reste est pour les clic-liseurs. 
     Je laisserai ici de côté les questions de fond qui constituent à mes yeux l’arrière-plan de toute discussion sensée sur les MOOCs, c’est—à-dire la place de l’écrit et du livre dans un monde à présent colonisé par internet , et le problème de savoir si, au sein d’un tel monde, il y a encore place pour un enseignement universitaire digne de ce nom ( ou de ce que certains universitaires tiennent encore comme tel). Les excellents livres de Rafaele Simone, de  Roberto Casati et dans une certaine mesure le Documentalità de Maurizio Ferraris (pourquoi les penseurs italiens sont-ils  à la pointe de la réflexion dans ces domaines ?) y aident beaucoup. Je les discuterai ailleurs. La plupart des discussions pro et contra les MOOCs se font sur la base de pétitions de principe dans les deux camps, ou en tous cas sur la base de conceptions souvent antagonistes de ce que l’internet fait à nos existences de lecteurs traditionnels ou de ce qu’est et doit être l’université d’aujourd’hui. La mienne n’est certainement pas celle que semblent appeler de leurs vœux certains enthousiastes des MOOCS, qui semblent rêver d’un vaste campus virtuel mondial.

    Une première chose à noter, dans pas mal de billets et articles que l’on peut lire ces temps-ci ainsi que dans les annonces ministérielles, est que, comme la plupart du temps avec les réformes et innovations lancées par le Ministère, toutes ces mesures sont proposées dans un contexte plus ou moins idéal, sans friction, où l’on fait abstraction des conditions ordinaires de l’université française (dont beaucoup s’accordent à dire qu’elles sont catastrophiques, notamment au plan financier) et qu’on fait aussi souvent comme si  on pouvait comparer l’impact des MOOCs  en France avec celui qu’il peut voir aux Etats Unis, en Suisse ou en Grande Bretagne. Or les conditions sont très différentes.  Même si les plateformes comme Coursera ou EDx qui attirent la majorité des MOOCs sont les mêmes de ce côté et de l’autre de l’Atlantique, les universités auxquelles les MOOCs sont associés sont très différentes, pour le moins ! Il n’échappe à personne que les  MOOCs n’ont pas du tout le même impact dans un système universitaire où un étudiant de College coûte en moyenne ( aux usagers) dans les 20 000 USD par an  et les graduates autour de 30 000 USD et dans un système où les étudiants coûtent deux fois moins à l’Etat mais où le prix d’une inscription est de moins de 200 euros.  Quand on nous dit que les MOOCs offrent une « éducation » universitaire gratuite ouverte aux étudiants du »monde entier », veut-on réellement dire que les universités vont à présent dispenser gratuitement un enseignement et des services qui coûtaient auparavant de20 000 à 50 000 USD selon les établissements ? Come on! Comme le dit l’adage, there is no free lunch. Les journaux dits gratuits sont gratuits, l’internet est gratuit, etc. mais toutes sortes de choses gratuites ne le sont pas en réalité (voir l’excellent livre de Francine Markovits C’est gratuit ! A qui profite ce qui necoûte rien ? Albin Michel 2007). J’y reviens plus bas.

       En premier lieu, considérons ce qui semble être incontestablement des avantages des MOOCs . Pour le moment j’en vois quatre principaux: 
1)      Ils sont attrayants, souvent très bien faits : les professeurs y apparaissent avenants, brillants, bon pédagogues, et ils offrent une image de l’enseignement qui tranche avec celle du prof ennuyeux, bafouillant, distrait ou hautain que nous connaissons par notre expérience de l’enseignement scolaire et universitaire. aussi, sur écran, des professeurs qui – par définition – sont toujours présents, de bonne humeur, et pas grincheux ou acariâtres. Ils sont aussi, pour la plupart, compétents, vivants et désireux de faire passer leur enseignement. Finis les mauvais profs qui nous ont fait fuir jadis ! Bref les MOOcs donnent sur écran une excellente image de l’enseignement universitaire ! Cela présente bien.
2)      De ce fait, les MOOCs sont, pour chaque université, une excellente vitrine. Ils permettent à ceux qui n’ont encore jamais eu de cours universitaires un premier accès à des matières très diverses. Ils donnent envie – du moins on l’espère - aux étudiants qui les regardent d’aller s’inscrire dans les établissements dans lesquels enseignent ces professeurs sympathiques et compétents (à condition – et c’est là tout le problème – que les étudiants puissent revoir ces êtres de pixels en chair et en os). 
3)      Ils offrent a priori un certain nombre d’avantages matériels. En place : si les enseignements des premiers cycles ou de licence, ou les enseignements  de formation continue deviennent virtuels, ils dégonflent, voir permettent de supprimer les amphis bondés qui sont la plaie des premières années. Financière : si les MOOCs sont gratuits – en principe ! – ils doivent pouvoir rapporter de l’argent aux universités qui les promeuvent, soit en leur amenant de nouvelle inscriptions (ici la logique américaine n’est pas la même que la française), soit en en faisant économiser (moins d’amphis, et peut être moins de postes d’enseignants en « présentiel : si on trouve qu’il y a trop de fonctionnaires en France, c‘est un bon argument). Songeons aussi à nos amis turbos profs (dont je fais, comme à peu près 70% de mes collègues d’université , partie – et si on considère les conférences , colloques, cours invités etc. on peut dire que cela recouvre à peu près 99% des enseignants du supérieur) : plutôt que de se déplacer pour faire des conférences ou des cours, pourquoi ne pas envoyer un MOOC ? On imagine évidemment les effets pervers (pourquoi aller passer 15 jours à Pékin sur un campus, alors qu’on peut y envoyer un MOOC et visiter Guilin pendant que les masses  vous contemplent sur video ? Mais au bout d’un moment les Chinois auront-ils envie de seulement vous payer des vacances ?)
4)       Les MOOCs sont des versions vidéo des manuels d’antan ou des manuels online. S’ils peuvent en tenir lieu, dans un certain nombre de circonstances pourquoi pas ? Mais un manuel est un outil d’enseignement, il ne tient pas lieu de l’enseignement lui-même. Dans les apprentissages à forte dimension ostensive (manuels de jardinage, de mécanique automobile, de guitare, dans les sciences de l’ingénieur, pour des apprentissages mathématiques élémentaires, comme ceux que fournit la Kahn Academy)  ils peuvent être efficaces. Mais cela marche avant tout au niveau college , bachelor  ou premier cycle, et encore pas pour tous les enseignements. Je conviens donc tout à fait que les MOOCs peuvent être, s’ils sont utilisés en coordination avec un enseignement « présentiel », de bons outils d’accroche. 

A présent considérons quelques objections 
Tout d’abord chacun des avantages ci-dessus a son revers.
1)      Personne ne nie que la forme d’un enseignement joue un rôle considérable. Mais il y a un risque très sérieux de standardisation des enseignements.
Que va-t-il se passer si un enseignant de MOOC présente mal, en dépit du fait qu’il soit un grand professeur ? On peut parier que ce professeur se verra exclut des MOOCs. On me dira que cela toujours été le cas, et que les grands professeurs peu attrayants mettent plus de temps à s’imposer même dans les modèles pédagogiques traditionnels. Et que vont devenir les enseignements d’université qui ne sont pas sur MOOCs ? Ils seront sans doute moins glamour que leurs contreparties mouquées. Va-t-on les supprimer ? Reléguer leurs enseignants dans des fonctions auxiliaires, d’ « accompagnateur d’apprenants », de G.O du supérieur ? Y aura-t-il même encore de tels enseignements dans certains secteurs ?
     Ici se pose le problème de base qui sous-tend un grand nombre de projets sur les MOOCs : (i) s’agit-il de les proposer en remplacement d’enseignements universitaires, et dans quelles proportions ? (ii) Ou bien de les proposer en auxiliaires de l’enseignement « oral » usuel, au même titre que d’autres outils numériques en cours depuis longtemps (power point, podcasts, moodle, cours en ligne)? On entend les deux sortes de réponses. Madame le Ministre Geneviève Fioraso jure ses grands dieux qu’il ne s’agit pas de substituer à l’Academia traditionnelle (celle de Platon, excusez du peu) un nouveau modèle ni de remplacer uniformément les enseignements « présentiels » existants par des  MOOCs :

« Si je suis d’accord pour réduire, surtout en 1ère année, les cours en amphi, je ne partage pas ce point de vue. Ni l’écriture, ni l’imprimerie n’ont fait disparaître les rapports humains dans la transmission des savoirs. A l’inverse, elles les ont enrichis : ces changements de paradigmes se sont accompagnés de plus d’échanges, de mobilité, de rencontres, d’ouverture. L’Académie de Platon reste une référence essentielle et intemporelle” (http://www.france-universite-numerique.fr/france-universite-numerique-construire-l-universite-de-demain.html

Mais l’idée lui traverse quand même l’esprit qu’on puisse supprimer un certain nombre d’enseignements de premiers cycles et les remplacer par des MOOCs, et la pression budgétaire ne peut que chuchoter à l’oreille des dirigeants cette solution à des difficultés endémiques. Un éditorialiste du Point lui prête cette intention et un blog lyonnais se fait  l’écho de cette hypothèse très réaliste :

« Car dans les études poursuivies sur un campus universitaire, qu’est-ce qui coûte cher ? Les frais de scolarité sont de 183€ pour un étudiant de licence, 254€ en master et 686€ en écoles d’ingénieurs publiques. Une paille au regard des frais liés au logement et au transport, qui forment la plus grosse part du budget étudiant, ainsi que le confirme la dernière étude de l’UNEF. Or ce sont précisément ces dépenses-là que l’on évite dans un Mooc… »

Autrement dit : laissons les étudiants de premier cycle (ou une bonne quantité d’entre eux, et peut –être même ceux de second cycle) à la maison, et libérons les campus pour n’y accueillir que ceux qui sont prêts à ….mais à quoi, au fait ? A aller sur le campus suivre des accompagnements de MOOCs ? On devine que c’est plutôt : à rester chez eux. Ce qui est envisagé semble donc une généralisation de l’enseignement à distance.
Que deviennent alors les campus ? Des lieux où les étudiants trouveront encore d’autres MOOCs, mais cette fois sans un environnement plus « présentiel » ? Ou bien à des lieux où l’on ne donnerait plus qu’un enseignement sans MOOCs ?

    On devine donc que certains responsables universitaires sont prêts à s’engager dans la première voie (i), d’autres la seconde (ii) seulement. Le plus vraisemblable est qu’il aura (iii) un peu des deux.

2)      Les MOOCs sont une excellente vitrine, mais du même coup ils risquent de devenir, pour beaucoup d’établissements les principales vitrines, et il est très probable que c’est là que se joueront les réputations pédagogiques d’un certain nombre d’établissements. Toutes les universités ne seront pas égales dans cette course, et surtout est-ce que c’est désirable ?

3)      Les MOOCs sont supposés gratuits. On devrait pourtant se méfier systématiquement de cet argument. Mais on envisage aussi, à terme, après avoir lancé le ballon d’essai, de les rendre payants. On se doute bien que ce n’est pas par philanthropie que les plateformes comme Coursera et autres les mettent place et les diffusent. Ils peuvent rapporter gros, mais ils peuvent coûter gros. En argent, puisque manifestement seules les plus grandes universités US sont dans la course, et en Europe les établissements qui, comme l’EPFL et l’Ecole polytechnique ont des reins financiers solides. Le Ministère a débloqué 12 millions d’euros. Est-ce suffisant ? On a fait des calculs, et de fait ce n’est pas donné  Les MOOCs sont également coûteux en temps. Il faut pour chaque séance une bonne dizaine d’heures de préparation, de la technologie, des départements universitaires dédiés, etc. Est-ce que chacun enseignant aura les temps de s’y consacrer, et si les MOOCs deviennent obligatoires (voie (i) ci-dessus) on peut penser que cela alourdira énormément le travail des enseignants (alors que les MOOCs sont supposés leur libérer du temps pour leur recherche !). Très vraisemblablement cette contrainte conduira à la solution mixte (iii). 
Voici quelques autres objections plus substantielles

4)      Pédagogiques Tels qu’ils sont actuellement présentés, les MOOcs ne représentent que peu d’innovation pédagogique par rapport au cours magistral. La plupart sont comme des cours d’amphis filmés, donnés par un ou deux enseignants, voire plus, avec plus ou moins de mise en scène. Certains alternent divers modes de présentation magistrale avec des séquences interactives, des quizz, des forums etc. Mais ils sont, malgré les efforts de leur promoteurs, très formatés, comme peuvent l’être les séries télés et les journaux télévisés. On me dira que les enseignements traditionnels aussi. Mais j’avoue préférer malgré tout enseigner avec la possibilité de bafouiller, de montrer à différents moments mon hésitation, et pouvoir capter les signes positifs ou négatifs de mon auditoire,  revenir en arrière sur que je dis, en dire plus dans la séance suivante, que de devoir me comporter sur un schéma préformaté (quiconque enseigne comme moi sur power point sait combien c’est souvent énervant, et tout le monde a assisté à des présentation power point où l’enseignant court derrière ses diapos minutées de manière infernale). Or enseigner a toujours été un exercice semblable à la conduite automobile : il y a des moments où il faut accélérer, d’autres où il faut aller au pas, d’autres où il faut stopper et mettre au point mort. On ne voit pas comment c’est réalisable dans un cours préformaté, aussi bien fait soit-il.   L’enseignement tel que le conçoivent de nombreux enseignants traditionnels ressemble bien plus au théâtre qu’au cinéma, et encore plus à l’improvisation musicale qu’au clip vidéo ou à la figure imposée. Nombre d’acteurs et de musiciens confessent aimer avoir le choix entre les deux. Si un professeur ne peut plus improviser, varier les vitesses, quelle sorte de métier est-il supposé faire ? Quel degré de liberté va-t-il demeurer à l’enseignement ? Celui de « l’accompagnant » ?  Va-t-il se faire commentateur de MOOCs produits par d’autres, ou de ses propres MOOCs ? 

     L’innovation principale est l’existence, dans les MOOCS, de FAQ, forums, et séquences dans lesquelles les étudiants discutent entre eux de tel ou tel point. Cela est supposé introduire le « peer learning ». Ce sont des démarches que nombre d’enseignants qui usent de présentations power point, de films, et qui mettent leurs enseignements sur des plateformes comme moodle, ont déjà depuis pas mal de temps. Il ne me semble pas évident, dans nombre de cas, qu’il y ait une nouveauté des MOOCS par rapport à d’autres formes de télé-enseignement ou d’enseignement en ligne.  Selon de nombreux pédagogues, le peer learning est bien meilleur que l’enseignement magistral (voir une excellente présentation de Peter Gardenförs sur ce sujet . C’est possible, mais ce n’est pas évident pour tous les sujets. Le plus gênant est l’usage de ce peer learning  pour évaluer et valider les apprentissages (voir ci-dessous). 
    J’avoue ne pas voir de meilleurs arguments contre les MOOCs en général que ceux que Pamela Hieronymi a donnés depuis plus d’un an dans the Chronicle of HigherEducation  ,
       Aussi bonnes les technologies soient-elles pour certains apprentissages élémentaires, elles ne peuvent remplacer l’interaction entre étudiant et professeur qui est la base de l’enseignement traditionnel : la capacité à discerner de la part du second comment le matériau est appris, comment il s’y relie, l’encourager ou le contester, et la capacité de la part du premier à mettre le second au défi d’expliquer mieux , à revenir sur son propos, éventuellement à le déstabiliser, et la nécessité pour les deux à s’exprimer plus clairement. Dans les humanités, c’est la base de l’enseignement. Dans les séminaires avancés encore plus. 
         Plus ennuyeux, les études actuelles sur les MOOCs montrent que leur taux de réussite est un moindre que celui des enseignements classiques, et que le taux d’abandon est élevé ( on me dira que les étudiants en chair et en os eux aussi quittent assez vite les amphis, qui n’ont pas le même taux de remplissage à la rentrée et en fin d’année, et on sait combien en France le taux d’abandon en première année est élévé ; mais est ce que les MOOCs vont améliorer cette situation ou bien la cacher ?) Les taux doivent aussi varier selon le niveau antérieur des « apprenants » (beaucoup de MOOCs pour le moment semblent des introductions). Les résultats et les vertus éducatives des MOOCs varient aussi énormément selon les disciplines. Recevoir un cours de sciences ou de technologie sur MOOCs n’est pas la même chose qu’en recevoir un dans les humanités. 
        Tout le monde admet que les MOOCs marchent mieux s’ils sont complétés par des séances avec des enseignants « pour de vrai », qui reprennent en plus petit comité, les questions du MOOCs. Est-ce que ces enseignants sont les enseignants même du MOOCs ou des assistants ? Dans la première option  est-ce que l’enseignant du MOOC va devenir l’assistant de son propre MOOC ? Ou bien est-ce que ce sera un autre enseignant que celui du MOOC ? Dans la second option on ne voit pas trop la différence avec l’actuel système des TP (quand il marche, car dans de nombreux enseignements des humanités, la différence cours/TP est non respectée). Dans le premier, si le projet est, comme le suggèrent certains « changer de posture, à devenir un accompagnant”, pour aider les apprenants à apprendre à apprendre » , est-ce que l’on ne va pas se retrouver dans une situation semblable à celle de ces enseignants de San José State University où les enseignants locaux se sont vus signifier l’obligation de devenir des assistants du MOOC piloté à partir de Harvard , ce qui a conduit l’université à faire une « pause » dans son recours aux MOOCs? Va-t-on demander aux enseignants de petites universités de se faire accompagnants des MOOCs  bien achalandés des grandes ? Même les mandarins d’avant 1968 (que sans doute les actuels promoteurs de MOOCs n’ont jamais connus, même si l’histoire se répète) n’avaient pas rêvé d’un tel empire.
En fait dans la plupart des cas, les MOOCs diffèrent peu de manuels sous forme vidéo ou podcast. Mais tout enseignant sait que ce n’est pas la même chose de faire lire à sa classe ou à son amphi un manuel, et d’enseigner vraiment. Le second demande, dans la plupart des disciplines  que les étudiants puissent, à un moment donné, interrompre le professeur, lui poser des questions, le faire revenir sur ce qu’il a dit, et que ce dernier puisse avoir le droit de se corriger, et de revenir aussi sur ce qu’il a dit , et  qu’ils puissent rencontrer le professeur,  dans les conditions optimales individuellement, au moins dans de petits groupes. Quand on nous vante le fait que certains MOOCs regroupent des centaines de milliers d’ »étudiants », on se demande comment ces conditions peuvent être réunies. Elles ne le sont sans doute pas  et les innovations pédagogiques ne peuvent être efficaces que moyennant des moyens que leurs promoteurs n’ont pas. 
         A cela s’ajoute une autre difficulté pratique dont très peu parlent: le MOOC est supposé accessible à plus de 10 000 étudiants ( ou plus , des millions, nous promet-on), et si le MOOC est assorti d’équipe d’assistants  « accompagnants »  destinés à le faire passer sur ce qui restera des campus comment va-t-on pouvoir assurer des groupes «  en présentiel » ?  Qui peut espérer qu’un MOOC de 10000 « étudiants » soit « accompagné » d’animateurs pour des groupes de moins de 15 personnes ? L’enfer des TP est encore avec nous.
        Tel que l’enseignement universitaire est encore à ce jour conçu, et quand bien même cela fait des lustres que ces droits ne sont pas respectés, il y a deux principes absolus de l’Academia, même celle de Platon cher  à la Ministre : le premier est que tout étudiant a un droit à avoir accès à son professeur, et le second qu’il a le droit à être évalué par lui. Or les MOOCs, doucement mais sûrement, sont en train d’éroder ces principes fondamentaux. Un étudiant mécontent d’un MOOC peut certes cliquer sur un autre – tout comme aujourd’hui un étudiant peut zapper un cours et aller à un autre – mais s’il veut rencontrer l’enseignant celui-ci a le devoir de lui répondre (y compris sur l’e-mail). Avec le MOOC, c’est loin d’être évident ! Et si la validation se fit « par les pairs » (voir ci-dessous) comment l’étudiant pourra-t-il demander à ce qu’elle soit révisée, contestée ? Dans les universités actuelles, il y a des commissions pédagogiques, qui instruisent des requêtes d’étudiants, par exemple qui ont raté les examens pour une raison ou une autre. Si on a affaire à un MOOC, l’étudiant devra-t-il s’adresser à ses « pairs » (lesquels seront peut-être d’un jour) ? Qu’auraient dit les hôtes de l’Académie de Platon si on leur avait dit qu’il n’ont pas accès à la discussion avec Platon, Xénocrate ou Arcélisas ?


5)      Sur la validation. Les MOOCs actuels ne délivrent pas de diplôme, et il ne semble pas y avoir de crédits officiels . On admet donc qu’ils ne remplacent pas l’éducation universitaire classique. Mais la situation peut évoluer très rapidement. Certains diplômes peuvent se voir décerner en partie sur la base d’évaluations sur MOOCs, d’autres vont peut-être émerger comme des diplômes de deuxième catégorie, puis peut être se hisser jusqu’à des diplômes validés par les universités. Mais quelle entreprise, quel cabinet d’avocat, quelle université va offrir un job à quelqu’un dont le diplôme aurait été obtenu par peer evaluation ? Monteriez-vous dans un avion dont le pilote a obtenu son brevet sur un MOOC ?  La notion même de « pair » reste floue : est-ce que les pairs sont les étudiants ou les quidams qui suivent le cours avec vous, ou bien est-ce que ce sont des étudiants plus avancés qui font avec vous les exercices, et vous « tutorisent » ? Dans un cas comme dans l’autre, et même si les deux sont réunis, est-ce que ce sont les validations obtenues sur cette base qui vont donner les notes et le diplôme ?

6)      J’ai déjà posé la question de savoir si les MOOCs  sont réellement gratuits. Sont-ils, comme aiment le répéter leurs promoteurs  démocratiques, voire introduisent une démocratie mondiale en matière d’éducation ?  On peut très sérieusement en douter. Ils ne sont accessibles que dans les lieux où l’accès à internet est possible et aisé. Peut-être  vont-ils favoriser, par exemple en Afrique, le développement d’internet. Mais dans d‘état actuel des choses lieu principal public est celui d’étudiants ou de publics déjà familiers de l’enseignement universitaire et appartenant aux couches déjà cultivées de la population. Les plus grandes pourvoyeuses de MOOCs sont les grandes universités américaines riches. On peut bien sûr envisager qu’une petite université émerge, via ses MOOCs, sur le marché, et concurrence les grandes, mais c’est peu probable. Quoi qu’il en soit il y a déjà une concurrence entre les plateformes. FUN du Ministère français offre moins de cours que les plateformes privées comme Coursera.  (on notera aussi que l’Ecole Polytechnique fait héberger ses MOOC à la fois par FUN et par coursera, alors que l‘ENS Ulm ne figure pour le moment que dans la seconde plateforme). Est-ce qu’on a affaire à une guerre à la gratuité ? Quoi qu’il en soit les MOOCs favorisent la businessisation de l’enseignement supérieur : l’enseignement supérieur avec eux entre en plein dans le marché (c’était déjà le cas, mais cela le devient). Ils vont accentuer la différence entre les universités riches et les pauvres. Dans un système comme le système américain, rien de surprenant, c’est business as usual. Mais dans les systèmes universitaires publics comme celui présent en France où en principe tous les diplômes son supposés égaux?

7)      Quelles sont exactement les conditions financières et de copyright ? Cela semble pour le moment assez confus. Les auteurs de MOOCs donnent ils le copyright à leur établissement, qui le donne ensuite à la plateforme ? Quels sont les droits de transfert ?
            Le Ministère a une page bien faite là-dessus, mais c’est moins clair pour les plateformes 
           privées.

8)      La voie moyenne : l’hybridation.  Face à ces objections, pour la plupart assez prévisibles, un grand nombre de promoteurs de MOOCs, comme l’EPFL, mettent l’accent sur le flip teaching, qui combine MOOC virtuel et « présentiel ». On utilise alors le MOOC comme un support  ou auxiliaire pour un enseignement en « présentiel », selon des modalités variées. Je n’ai aucune objection à cela. Je ne suis pas un luddiste qui se plaint de ce qu’on lui vole son job. Je fais depuis plus de 10 ans, comme une masse d’enseignants, des power points qui figurent sur des plateformes de cours dans presque tous mes enseignements, qui sont souvent sur podcast , j’utilise moodle comme nombre de mes collègues (même si je ne trouve pas cela toujours très commode, et ai constaté que plus j’utilisais ces techniques, plus cela vidait mes salles de cours). Le problème est de savoir quelles vont être les proportions du présentiel et du virtuel, et quel va être le rôle des enseignants dans une telle configuration. Il est assez évident qu’à partir du moment où l’enseignant ne disparaît pas  dans les flip courses l’effet de masse du MOOC supposé se répandre à travers le monde diminue, car s’il faut organiser des enseignements en présentiels d’accompagnement ou de support, quelle sera l’économie réalisée ? Est-ce que le MOOC sera comme le manuel que l’on utilise comme outil au service de l’enseignement, ou bien est-ce que ce seront les enseignants qui seront ses outils à son service ? Casati (op cit) remarque qu’alors que le problème avec l’Intelligence artificielle il y a deux décennies était de savoir si elle pouvait égaler l’intelligence humaine, on ne se pose plus du tout cette question : c’est nous qui devons-nous mettre au diapason des robots, nous adapter à leurs diktats.  Quelle place dans un monde universitaire dominé par les MOOCs pourra demeurer pour les improvisations, les approfondissements, les variations de rythme et de contenu qui font l’enseignement vivant ? On nous dit que l’enseignant pourra, avec les MOOCs, se consacrer plus agréablement à sa recherche et à ses chères études. Mais s’il doit aussi enseigner par MOOC, compte tenu du temps que cela prend pour en monter un, ne perdra-t-il pas ainsi le temps qu’il était supposé avoir gagné ? A moins que les MOOCs n’envahissent aussi la recherche et qu’on nous demande aussi de publier sur MOOC nos articles et nos livres, d’envoyer un MOOC plutôt que d’aller faire une conférence ou participer à un colloque.
        La question qu’on peut se poser est celle de savoir si le choix est entre MOOC et présentiel. Ne peut-on avoir du présentiel et de on-line learning , avec les MOOTS ?


    
Conclusion 
    Inutile, me dira-t-on, de jouer les Cassandre, on verra bien si les MOOCs s’imposent. Vont-ils démocratiser l’enseignement supérieur ? Vont-ils inverser la tendance actuelle (aux US) qui fait que le personnel d’administration des universités a depuis vingt ans augmenté de près de 40% alors que le personnel enseignant a dans la même période baissé de près de 20% ? Tant qu’à faire, et pour inverser cette tendance, pourquoi ne pas MOOCquer l’administration pléthorique avec les MOOA ( massive online administration : dossier d‘étudiants automatisés, diplômes, attestations etc ). Cela sauverait plus d’argent aux universités que laréduction du nombre d’enseignants

Une chose est sûre en tous cas : ils donnent des jobs à ceux qui les fabriquent. Avec fierté, les promoteurs de MOOCs nous disent que l’université traditionnelle va se voir supplantée par l’université virtuelle, et que la première disparaîtra comme la General Motors des années 60 a disparu à Detroit, pour être remplacée par une entreprise décentralisée et plus performante. De fait nombre de campus de par le monde ressemblent déjà aux quartiers dévastés de Detroit.
    Le grand choix, répétons-le, est celui de savoir jusqu’à quel point ils seront supposés remplacer les enseignements existants. Mais même à supposer qu’ils le fassent seulement très peu, ces technologies pèseront de plus en plus sur les conditions de l’enseignement universitaire.




[1] Je regrette qu’on ne puisse les désigner de cette manière sanantoniesque ou audiardesque de « Mouques », puisqu’apparemment  en français cet anglicisme littéral  de « MOOC » semble à présent prévaloir, après d’infructueuses tentatives de les appeler des CMELLs à l’instar des promoteurs de l’EPFL, qui ont fini par les appeler des MOOCs quand même.

vendredi 15 novembre 2013

Tweet pour des Esseintes







Hyperbole! De ma mémoire de travail j'installe la science sur l'ère d'autorité lorsque, sans nul motif, on dit que notre double inconscience approfondit son site web. Tout blog s'étalait plus large en moi, s'exaltait de surgir à ce nouveau devoir. J'occupe mon antique soin à cette heure où nous nous taisons trop pour nos raisons. Quand son jeu monotone ment à vouloir que l'ampleur arrive d'ouïr tout le tweet et la carte graphique. Par le flot même des bits, l'enfant abdique d'éternels parchemins, avant qu'un sépulcre informatique ne rie sous aucun climat.

lundi 4 novembre 2013

Un point de vue réactionnaire sur la recherche universitaire en philosophie


( que je partage)

                                                                           Goya, Los ensacados




"What we are nowadays pleased to call academic research—though in philosophy’s case the word ‘research’ is an egregious misnomer, and that in itself should have been a sufficient hint that our willingness to submit everything we do to the scrutiny of auditors was an error—is an essentially open-ended, creative process which can no more sensibly be managed and audited than can the productions of composers, novelists, and poets. And, like the outputs of creative artists, the ‘outputs’ of philosophical ‘research’ cannot be sensibly evaluated: for there can be no final calculation of the value of a given philosophical publication until all the facts are in, which will never be; and a provisional evaluation is of interest only to accountants and those who take an immature delight in rankings and league tables. A philosopher’s oeuvre might be ignored for a generation, then recognized as work of brilliance, or it might be lionized in its time, but forgotten after a few decades; and these later judgements, superseding the reactions of contemporaries, are themselves only stepping stones along the intellectual journey, not ultimate resting places. There is and can be no final assessment of the value of a piece of philosophy; but only a final assessment would, so to speak, be of any value. So the only thing to do in the meantime (which is where we always are) is to forget about the whole question of comparative value and engage, as readers and writers, in doing the kind of philosophy that we find helpful. ‘For us, there is only the trying. The rest is not our business.’ If government responds that it needs a basis on which to distribute monies for teaching and research, then it should be countered that almost any basis would be better than the current regime of time-wasting, expensive, demoralizing, and intellectually spurious comparative assessment exercises. Not the least ignominy to which, in the UK, universities have descended in recent years is the pusillanimity they have displayed in the face of government’s ludicrous ‘impact agenda’: anyone who thinks that economic or cultural ‘impact’ can sensibly be measured in the short term—which is of course all that interests our rulers—would do well to consider the story of complex numbers, applications of which now pervade our lives in multifarious and extraordinary ways. Our current knowledge of these highly peculiar entities is based on centuries of patient theoretical groundwork—work which would never have been undertaken had the mathematicians who courageously investigated the strange case of the number i been subjected by their employers and patrons to today’s ‘impact’ regime. We know now that complex numbers are useful, and we think we have therefore learnt the lesson of the past. We pride ourselves on having understood what the past has to tell us because we no longer make the mistakes of our forebears. True, we no longer make those mistakes. But the lesson is a general one. It applies just as much to transfinite set theory or to the metaphysics of future contingency or to the philosophy of literature as it does to complex numbers. If we had really learnt the lesson of history, we would be expecting the applications of tomorrow to come from areas such as these, or from others yet unconceived.
…Ultimately, academics must blame themselves for their descent into the hell of permanent and inappropriate audit: they have wantonly allowed university administration to fall into the hands of people who either do not know what scholarship is, or who do not care about it, or both. I am aware that this assertion will appear overstated to some readers, but something like that must be right: for otherwise university administrators would have resisted the suffocating burden of ever more ‘quality control’, not conspired in it. After all, the current Gleichschaltung of the universities is based on a simple prisoners’ dilemma, and everyone knows what the practical solution to a prisoners’ dilemma is: all that is required of our Vice-Chancellors is that they collectively refuse to go along with what government is seeking to impose on us. Since the quality-control regime depends on the co-operation of the universities, that refusal would put a stop to it at once. But university managers do not consider this option; I have never seen it even mentioned as a possibility. Given that our administrators are not stupid, and given that they have no difficulty in collaborating when it suits them—witness the creation of such divisive and invidious blocs as the so-called ‘Russell group’ of universities—the only remaining conclusion to be drawn is that they approve of the new dispensation”

Richard Gaskin, Language, Truth and Literature, Oxford, Oxford University Press, 2013, pp. 12-14