Norman
Rockwell, The right to know
Quand le blogging est apparu comme phénomène de masse, il y a un
peu plus d’une décennie, nombreux sont ceux qui y ont vu une
possibilité de libérer les opinions et les discussions, et de trouver un
espace indépendant de la presse et des media traditionnels, voire des revues et
publications savantes. On nous a vanté le fait que c’était le modèle même de la
démocratie : tout le monde, du moment qu’il a un ordinateur et une
connexion internet (ce qui, on l’avouera, exclut quand même de la démocratie à
peu près 40% de la population mondiale) peut intervenir comme il le veut
pour exprimer son opinion, présenter des textes, des projets etc.. Dix ans plus
tard, qu'en est-il ? Le bilan me semble largement négatif, en dépit de
l’immense succès de ce mode de publication, qui semble avoir remplacé dans bien
des cas les revues, les tribunes, les journaux même, et qui intègre à présent, avec les
réseaux sociaux, près de 70% de ce qui se publie, le papier perdant
sans cesse du terrain et avec lui les bibliothèques, remplacées par des
plateformes électroniques.
La majorité des blogs sont
simplement des plateformes publicitaires, des portails pour telle ou telle
marque, telle entreprise, commerciale, religieuse ou politique, quelquefois « artistique » , mais avec toujours comme objectif
la promotion. La règle du jeu est d’avoir le plus de « clics »
possibles, ce qui attire d’ailleurs les annonceurs, quand ce n’est pas un des
objectifs de base du site.
Supposons un instant, par charité
et pour les besoins de l’argument, que ce ne soit pas l’objectif de tous les
blogs, et intéressons-nous seulement à ceux qui ont – du moins de prime abord –
un objectif culturel ou créatif – communiquer des idées, des textes
littéraires, des œuvres picturales et musicales – ou sociales – mettre en
communication les membres d’une profession, des communautés plus ou moins
réduites ou plus ou moins larges de gens.
Un blog n’est pas la même
chose qu’une revue sur internet. Chaque auteur de blog est libre d'y mettre
ce qu’il veut, à la manière (et c’est le sens du mot « blog »,
d’un « log book » ou d’un journal où l’on couche ses pensées du
moment, à cette nuance près qu’on est supposé le faire à la cantonade, et
surtout qu’il y a, à la fin de chaque « post », une section destinée
à accueillir les réactions des « blogueurs » qui le lisent. Ce sont
eux qui en fait font tout le sel supposé du blog et sa raison d’être, car
autrement on aurait affaire seulement à une sorte de soliloque un peu ennuyeux,
car le blog est supposé attirer des blogueurs, qui en font le succès. Ces
blogueurs, à la différence de l’auteur du blog, sont le plus souvent anonymes.
Pourquoi ? La raison principale semble être que comme ils y émettent
souvent des propos qui sont le plus souvent dictés par leur humeur du
moment, ou bien parfaitement stupides, il est préférable qu’ils restent
anonymes, car un propos dicté par l’humeur est le plus souvent embarrassant pour
son auteur une fois l’humeur retombée. Une deuxième raison est que plus les
propos en question sont agressifs, voire insultants, plus il est préférable d'en
cacher l’auteur. Car bien souvent le blog est un défouloir, où
l’anonymat est prétexte à se lâcher. Il est assez évident que si les
signataires n’étaient pas anonymes, le blog aurait moins d’attrait. Un blog a en
général un ou plusieurs modérateurs. Ils sont supposés stopper le flot des
« trolls », spécialistes de l’intervention sur internet, qui
semblent, tels des aiguilleurs du ciel, avoir une sorte de tableau de bord devant
eux pour savoir où il passe de l’activité, afin de pouvoir intervenir, le but
étant avant tout de ne pas perdre le fil. Pour cette même raison, et comme il y
a une sorte de veille permanente sur internet, il faut que les interventions
soient les plus rapides possibles, que le rythme ne décélère pas. Tout ceci
encourage plusieurs phénomènes assez détestables.
Le premier est la production de bullshit, ou de
foutaise. Le phénomène a été diagnostiqué remarquablement par Harry Frankfurt (tr. fr.
L’art de dire des conneries, 10/18), très commenté, et il est très
significatif. Le bullshiter, nous dit Frankfurt, n’a cure de la vérité.
Ce qui l’intéresse est de parler, just talking. Ce vice fut diagnostiqué
au Grand Siècle par les moralistes et les philosophes, comme Malebranche ou La
Bruyère, et il porta plus tard d’autres noms : figarisme, comme les
coiffeurs qui parlent pour parler, conversation de Café du Commerce, baratin, gossip
ou Geschwätz , phénomène bien décrit dans la civilisation viennoise
par Schnitzler, Kraus, Musil et bien d’autres.Le blogging n'a pas créé le bullshit,
mais il le multiplie exponentiellement.
Tant qu’on est à Vienne, ajoutons qu’une autre fonction
des blogs est de rire d’autrui, de désigner des gens ou des attitudes qui
soient la risée de la blogosphère. Freud y voyait l'une des fonctions
essentielles du rire, et c’est la conception classique (celle de Hobbes par
exemple), du rire comme décharge émotionnelle envers ce que l’on juge
inférieur à nous, comme défouloir, de toutes sortes de choses.
Le troisième est que le web est propice aux chasses aux
sorcières, des dénonciations d’individus à celles de comportements. Les blogs
politiques le font communément, mais les blogs « intellectuels »
aussi. On dénonce les gens qui, pour une raison ou une autre, ne se comportent
pas bien, pas comme nous ou pas comme il faut. Ainsi des blogs très lus comme celui
de Leiter, destiné aux
académiques en philosophie, passent une bonne partie de leur temps à dénoncer
les manquements à telle ou telle règle supposée ou réelle de l’academia,
ou des blogs comme New Apps dénoncent
les manquements à l’égalité entre les sexes, notamment quand il n’y pas
ou pas assez de femmes dans tel colloque, livre, revue, etc. , et se livrent à
de vraies chasses à l’homme (en France de tels blogs semblent inconcevables,
car l’academia n’existe pas, mais ils existent à l’état embryonnaire).
Inversement sur les blogs on dit ce que l'on aime, on "like" comme sur
Face book. Besoins humains fondamentaux. Mais le plus souvent on ne dit pas
pourquoi on aime ou on n'aime pas. Les blogs sont très wittgensteiniens: ils nous font comprendre que la justification doit s'arrêter quelque part.
Il n’est pas tout à fait exact que ce qui intéresse le
blogueur soit juste de parler. Sans quoi il serait, comme le Bavard de
Louis René des Forêts, dans son soliloque. Le blogueur cherche le plus souvent
la publicité, et du trafic sur son site. Les plateformes d’accès lui proposent
de faire de la pub pour des produits, livres et autres, et il entend surtout
faire sa pub personnelle dans la plupart des cas. Dans d’autres cas, il fait
tout simplement de la politique, même si c’est à petite échelle. Aussi est-il
obsédé par le nombre de clics. « La poublicité! La poublicité ! »
Tout ceci est particulièrement dommageable pour les
blogs philosophiques. On pourrait s’y attendre à ce qu’ils favorisent la
discussion et l’argument. Certains le font, et je tiens à cet égard Pea Soup comme un modèle, sans doute
parce qu’il est modéré et que chacun y parle à son tour, poliment et en
retournant quatre fois sa plume dans l’encrier. Ou encore des blogs comme Philalèthe, qui sont ancrés dans les
textes classiques. Mais bien souvent , y compris sur les blogs "savants", on ne
trouve que des vitupérations, des informations purement « tribales »
sur telle ou telle communauté de philosophes. Et on y déroge aux règles les
plus élémentaires : on copie et colle, on ne cite pas, on parle par
allusion, et surtout on ne lit pas les travaux donnés en
référence, soit parce qu’ils ne sont pas disponibles sur le web, ou pas en
accès libre, soit parce qu’on a la flemme. Résultat : bien des
discussions s’engagent sans que les participants aient la moindre connaissance
de ce dont il s’agit, comme s’ils prenaient une conversation à la volée. Le
résultat, même quand la discussion est de qualité, est souvent l’exact
contraire de ce que l’on pourrait attendre d’une discussion philosophique,
simplement parce qu’il faut aller le plus vite possible, en quatrième vitesse, kiss
me deadly, et poster avant les autres (il y a là des phénomènes de queuing
bien connus des psychologues). Les meilleurs blogs sont ceux où l’on prend le
temps de répondre, où on s’informe, où l’on ne part pas bille en tête. Mais
le genre même du blog semble aller contre ces attitudes (qui sont encore
accentuées démesurément sur Face book et sur Tweeter).
On me répondra que je peins les choses en noir, sans dire
ce qui est positif. Certes les blogs permettent aussi de propager des
informations et discussions qu’on ne trouve pas sur les autres medias
organisés, ils ne sont pas tous des plateformes de bullshitting, et on y
trouve des discussions et critiques intéressantes. Souvent ils sont fun.Dans certains cas la
veille permanente est utile, et préférable au silence. Des sites comme Acrimed dénoncent les excès,
dérapages, faux semblants, du journalisme, particulièrement sur le web (si
tant est que quelque journal échappe encore au web – il y en a, comme le Canard
enchaîné, qui refuse obstinément d’y entrer, comportement très vertueux et
courageux, bien qu’on puisse difficilement dire que, même uniquement sur
papier, un journal comme le Canard ne vive pas de cancaneries).
En fait, le négatif et le positif dépendent des critères
par lesquels on évalue la valeur de l’information. Selon l’épistémologie véritiste
d’Alvin Goldman, est bon tout processus ou institution qui maximise le nombre
de croyances vraies ( cf « The
Social Epistemology of Blogging,” in Jeroen van den Hoven and John Weckert,
eds., Information Technology and Moral Philosophy (pp. 111-122),
Cambridge University Press (2008).
On peut justifier le blogging selon ce principe : certes
il y a dans les blogs et dans internet en général un paquet monstrueux de
conneries, mais on peut aussi espérer que l’ensemble de la dynamique de
l’information évolue vers la vérité, ainsi que les modèles de Rainer Hegselmann le
suggèrent. On peut aussi penser que les meilleures opinions survivront à la
discussion, et que les croyances vraies les plus fiables survivront, au
détriment des autres. C’était l’un des arguments de Milton dans son célèbre Areopagitica.
Mais selon l’épistémologie postmoderne, c’est exactement
l’inverse. Il ne faut pas du tout maximiser la vérité, qui n’est qu’un masque
ou une illusion (ou les deux), mais l’information, qu’elle soit vraie ou
fausse (selon le principe bien connu de symétrie des science studies, qui veut que faux soit aussi intéressant que le vrai, et même souvent plus intéressant). Il faut maximiser la circulation, le transfert. Le web est en ce sens
l’outil postmoderne par excellence : il communique, mais sans qu’on ait à
se poser la question de savoir si ce qui s’y trouve communiqué est vrai ou faux,
connu ou pas. Il est l’instrument anti-épistémologique par excellence. C’est la
conception que nous proposent les nouveaux prophètes du web, Michel Serres et
son élève Bruno Latour. Serres est explicite : "Mon grand
espoir est que sur le réseau, le vrai pirate soit le pirate de la vérité,
c'est-à-dire qu'il y lance tout." (Michel Serres, La rédemption
du savoir, entretien Des autoroutes pour tous, revue Quart Monde, no
163, mars 1997). Passez l’info, c’est bien de toute façon, même si, comme dans
le téléphone arabe, elle se retrouve déformée à l’autre bout du transit
intestinal de l’information mondiale. Car cette doctrine ne semble pas très
différente de celle des « Eolistes » dont parle Swift dans le Tale
of a Tub (VIII) :
"For we must here
observe that all learning was esteemed among them to be compounded from the
same principle. Because, first, it is generally affirmed or confessed that
learning puffeth men up; and, secondly, they proved it by the following
syllogism: “Words are but wind, and learning is nothing but words; ergo,
learning is nothing but wind.” For this reason the philosophers among them did
in their schools deliver to their pupils all their doctrines and opinions by
eructation, wherein they had acquired a wonderful eloquence, and of incredible
variety. But the great characteristic by which their chief sages were best
distinguished was a certain position of countenance, which gave undoubted
intelligence to what degree or proportion the spirit agitated the inward mass.
For after certain gripings, the wind and vapours issuing forth, having first by
their turbulence and convulsions within caused an earthquake in man’s little
world, distorted the mouth, bloated the cheeks, and gave the eyes a terrible
kind of relievo. Atwhich junctures all their belches were received for sacred,
the sourer the better, and swallowed with infinite consolation by their meagre
devotees.”
-
“Pardonnez-moi, mais toute cette tirade contre le blogging me semble
passablement hypocrite et de mauvaise foi. Ne bloggez-vous pas vous-même, et même
juste à l’instant présent, et pas qu'un peu? Tu quoque.»
-
En effet, je m’y suis laissé prendre, malgré une très longue réticence,
et pas cette
fois seulement. Mais il est difficile de critiquer sans être, en quelque
façon, à l'intérieur de ce ce qu'on entend renverser: Giordano Bruno était un
prêtre, les principaux acteurs de la révolution française des nobles et des
bourgeois, et il semble bien difficile de critiquer le blogging sans profiter
de la diffusion d’informations qu'il procure (sans doute illusoirement: les
vrais blogueurs savent faire leur poublicité et ne se contentent pas,
comme moi, de poser leur ligne en attendant que cela morde (i.e que cela
clique)). On doit bien admettre que si l’on n’a pas d’écrits sur le web, on
risque d'avoir pour destin la confidentialité. J’ai voulu voir quel effet cela fait d’être un bloggeur.
- Hum! Je ne suis pas sûr que vous échappiez à ce destin! Est-il si pénible? Mais vous-même n’allez-vous pas faire exactement ce que vous reprochez
aux autres ? Répondre vite, sans réfléchir, railler et prendre un ton
sarcastique, et finir aussi par être la risée des lecteurs ? De bullshitter vous aussi?
-
Certes, c’est un risque sérieux, et je suis même assez conscient d’être
déjà tombé dans ces travers.
-
Alors pourquoi continuer ?Vous devriez raccrocher tout de suite.
-
Parce que cela me permet d’aborder certains thèmes que je traite à
l'occasion, de manière dispersée, dans mes médias favoris – articles de revue
et de journaux, et de les regrouper un peu. Cela me fait une sorte d'archive.
Le blog relève encore, malgré l’invasion des images, de la civilisation
écrite. Mais il n’y tient plus que par un fil. On verra. Si cela tourne mal, je
ferai comme la plupart des blogueurs, j’arrêterai, par lassitude, honte, ou
ennui.
PS janvier 2022 . Ce billet date de 10 ans. depuis tout le monde , ou presque est passé sur Twitter ou Face book ou Instagram. Le blog est devenu un truc de vieux. J'y reviendrai
réflexion très approfondie du phénomène "blogs". Merci, je me suis détendue à lire tous ces portraits.
RépondreSupprimerMerci! Helas je commence à illustrer les travers que je dénonce.
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